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Juif errant... Juif héraut

Deuxième partie: voyages d'un juif héraut - Les Juifs et la Nouvelle Alliance.

Chapitre 13

Pendant notre long séjour au Maroc, nous avons entrepris plusieurs voyages. Leibj est reparti, seul, quelques mois seulement après notre périple en Europe, jusque dans le sud algérien pour visiter les villes du Sahara. Il a séjourné longuement à Oran; puis il a gagné, par le train, la «capitale du désert», Colomb-Béchar, sur les marges du Grand Erg Occidental. Il était infatigable. Je l'ai accompagné dans ce même pays pour une tournée mémorable, l'année suivante, et un peu plus tard dans le sud de la France, en compagnie de Robert Désy, notre ancien hôte belge qui nous avait enfin rejoints pour nous aider dans notre travail. Nous avons visité alors les principales villes de la Côte d'Azur, de Nice à Marseille.

Pour ma part, hormis l'aide régulière accordée au travail d'Adeline, l'une de mes excursions favorites, seul ou accompagné, était le Maroc espagnol. Nous emportions une véritable cargaison de Nouveaux Testaments hébreu-espagnol, pour les distribuer à Larache (où nous fûmes dénoncés comme «protestants», donc suspects dans cette catholique contrée!) ou à Tétouan, où nous dûmes affronter un jour un nouveau scandale: on brûlait nos livres en pleine rue! Dans le port de Mellila, nous fûmes une fois de plus arrêtés par la police. On nous relâcha après une nuit passée au poste, quand les Espagnols eurent mieux compris nos intentions! Nous fûmes d'ailleurs très bien reçus par nos frères juifs dans tous les magasins où nous entrions pour proposer notre «illicite» Testament. De notre mésaventure, nous gardâmes seulement le souvenir d'une nuit un peu inconfortable; un léger incident, à côté du cauchemar qui nous attendait plus tard, le 2 février 1956 très exactement, sur cette même route qui nous conduisait vers Tétouan...

Adeline avait tenu à m'accompagner à Tétouan où je me rendais avec un ami juif messianique anglais et sa femme. Je m'étais habitué à rouler sur ces routes au tracé souvent tourmenté dans les montagnes du Rif, au nord du Maroc, et dont le danger augmentait encore avec la tragique et fâcheuse habitude des automobilistes à jouer à la roulette russe (sur le mode méridional!), dans les virages ou dans les côtes. J'étais confiant, au volant de ma belle voiture neuve. La journée à Tétouan s'était bien passée, et nous revenions tranquillement, par cette route déserte qui sillonne, en d'innombrables lacets vertigineux, les flancs décharnées du Rif.

Soudain, un camion chargé de ferrailles nous doubla dans une courbe très accentuée, en profitant d'un élargissement de la voie dans l'intérieur du virage. Dans cette descente où je roulais prudemment en seconde vitesse, il nous dépassa comme un bolide; par la droite, s'il vous plaît, c'est plus court. C'était tellement plus court qu'il nous heurta violemment et nous projeta dans le ravin. Il nous y rejoignit, hélas, lui aussi déséquilibré par son coup d'aile dans l'avant de notre voiture. Nous avons roulé sur nous-mêmes pendant douze longs mètres... de profondeur, après quoi notre voiture s'est immobilisée sur un providentiel replat, comme dans un bon film. Mais le comique s'arrêtait là: Mayer Barkey, qui était assis à mes côtés, était mort. Ma femme était littéralement scalpée sur une partie du crâne; elle avait aussi un bras cassé. L'épouse de mon pauvre ami souffrait de plusieurs côtes brisées, mais elle était inconsciente, comme les autres; sauf moi, qui contemplait ce terrible carnage sans bien comprendre, sans pouvoir me relever: mes deux genoux étaient comme broyés.

Quand des soldats de la Légion espagnole découvrirent enfin le tas de ferraille qui fut, quelques instants plus tôt, une voiture neuve, je me sentis rassuré; mais nous étions loin d'être sortis d'embarras. Leur caserne se trouvait à quelques centaines de mètres et ils nous portèrent secours aussitôt. Je fus alors acheminé à Tétouan, dans une clinique où les premières heures me parurent insupportables. Là, un prêtre vint me voir, alerté par les infirmières, probablement pour m'administrer l'extrême onction, comme j'ai pu le comprendre par la suite! Sans m'alarmer outre mesure, je sortis calmement ma Bible de ma valise, et commençai à discuter avec lui. Mais je perdis connaissance: je sombrai dans le coma.

J'étais encore tout habillé, ma cravate raidie par le sang coagulé, mes genoux à peine désinfectés apparaissaient sous le pantalon raccourci en short, mes chaussettes témoignaient d'une étonnante propreté qui m'eût enorgueilli en d'autres circonstances, quand je m'éveillai quatre jours plus tard. Me permettez-vous de parler ici de miracle? Je vivais! Et comme je me réveillai pour de bon, je demandai qu'on m'apportât ma Bible, pour y puiser quelque réconfort. Un pasteur, Ian Tait, fut alors appelé à mon chevet. Décidément, personne ne croyait que j'en réchapperais! Ce pasteur le pensait d'autant plus si je restais un instant encore dans cette curieuse clinique où l'on me regardait mourir. Il téléphona aussitôt à l'hôpital chrétien de Tanger en demandant au docteur St-John de venir me chercher. Chacun sentait qu'il ne fallait désormais plus perdre une minute.

Le fils de Mayer Barkey était venu à la hâte, mais trop tard pour assister à l'ensevelissement de son père – qui fut dignement escorté dans sa dernière demeure par de nombreux Juifs de Tanger dont il avait su gagner l'estime. Quelques années avant ce tragique accident, alors atteint d'une maladie qui l'avait obligé à retourner en convalescence en Grande-Bretagne, Mayer avait préparé la traduction en espagnol des Testaments que nous avions distribués ensemble à Tétouan...

Malgré sa douleur, Jack Barkey se proposa alors, avec une bonté dont je lui suis encore reconnaissant, de financer mon opération. Une chambre, un lit, pendant plusieurs mois: je devais séjourner longtemps dans cet hôpital. Par bonheur, Adeline s'était bien remise, et elle m'entourait avec affection. N'était sa vilaine cicatrice, qui disparut bientôt sous sa chevelure renouvelée, elle paraissait indemne de longues souffrances. Elle avait reprit son activité dans ses classes, l'enseignement qui n'avait jamais cessé lors de son absence: les plus âgées d'entre ses élèves avaient tout naturellement pris la relève!

Ma fille m'avait cru en danger de mort. Elle était revenue en catastrophe de Grande-Bretagne où elle était partie suivre une formation d'infirmière et de sage femme. Mon fils, alors étudiant à Tanger, me rendait régulièrement visite. Chacun m'aidait de son mieux à supporter la douleur physique et morale. Pendant ce temps troublé, un événement majeur, déjà promis depuis la Déclaration de La Celle Saint-Cloud, était fêté (un mois après notre accident!) par toute la population arabe: le Maroc était désormais indépendant. Un demi-million de Juifs demeuraient dans l'expectative, soucieux de voir comment évoluerait la situation à leur égard.

L'épouse de monsieur Barkey allait mieux, mais son chagrin était immense. Comment la consoler? L'autopsie de l'imprudent chauffeur espagnol (il était mort sur le coup) avait révélé qu'il était ivre, au dernier degré, ou presque. La mésaventure avait encore perduré: notre avocat, chargé de défendre nos intérêts (mais qui donc nous l'avait recommandé, au juste, celui-là?), se révéla être un proche collaborateur, et complice, de celui engagé par la partie adverse! Il fit pencher la balance du côté de ses compatriotes, et nous ne touchâmes pas une peseta de dédommagement. Justice des hommes... La voiture nous fut aimablement remboursée par l'assurance, c'est tout. Et moi, je marchais avec une canne, comme au temps de ma prospère jeunesse à Lodz!

Je boitais toujours, quand je décidai de reprendre mon activité. C'en était trop, ces jours d'immobilité, de convalescence (dont quelques jours dans une ville d'eau en Espagne!), ces heures interminables passées à lire, à réfléchir, à prier. Ce n'était guère dans mon caractère: j'appréciais ces précieux répits tout empreints de sagesse très théorique, à condition toutefois qu'ils me relancent vers de nouveaux travaux concrets! Il me restait un millier de Nouveaux Testament hébreu-espagnol à écouler; j'étais décidé à le faire avant qu'il ne soit trop tard.

Avec l'indépendance, Tanger avait perdu son statut de ville internationale, et tout évoluait très vite. Leibj était parti aux Etats-Unis, invité pour une série de conférences. Les Juifs marocains étaient de plus en plus nombreux à fuir le pays. Ils trouvaient provisoirement refuge dans des camps de fortune, à Gibraltar, en attendant le départ pour Israël ou pour la France. Je suis donc parti à Gibraltar, avec ma canne qui suppléait aux carences de ma jambe encore raide. Je devais y retourner souvent par la suite, tant l'accueil réservé à notre distribution de Nouveaux Testaments fut chaleureux. Au début des années soixante, je me rendis également à l'aéroport, où des Juifs américains transitaient avant de gagner la Terre d'Israël. Je leur proposais ma curieuse marchandise, avec cette fois-ci l'anglais pour seconde langue. Ils me regardaient, un peu ahuris, et souriaient en entendant mon verbiage anglophone aux accents étrangement approximatifs, puis ils plongeaient le livre dans leurs sacs, sans même le regarder, avec ce geste nonchalant des gens habitués à recevoir des prospectus publicitaires.

Je pus bientôt me passer de la canne, mais je sus que je boiterais jusqu'à la fin de mes jours. Je suis néanmoins heureux, plus de trente ans après ce drame, de pouvoir monter aujourd'hui encore une multitude de marches, sans aide aucune, sinon celle d'une rampe, comme tout le monde. Bien sûr, la chirurgie a progressé depuis mes déboires au Maroc, et j'en ai subi toutes les minutieuses manipulations: mes genoux offraient, il est vrai, un champ d'application particulièrement fécond pour les chirurgiens en mal de cobaye! Peu importe! Ils y ont bien réussi . Mais au temps de mon infortune, à peine un an après notre cascade malheureuse, j'avais déjà repris du service, et je déambulais dans tout le Maroc comme à la veille de l'accident!

Nous avions acquis une voiture neuve, et je repris le volant sans trop d'appréhension. Par défi, je choisis de visiter sans tarder la zone espagnole. J'y retournai bientôt chaque semaine, jusqu'à l'épuisement complet de mon stock. Combien de fois, durant ces dernières années passées à Tanger, ai-je emprunté à nouveau cette route qui nous fut un jour fatale? Aucune médaille de Saint-Christophe pourtant, aucun gris-gris protecteur accrochés au rétroviseur; ces objets ne servent à rien, sinon à tourmenter ceux qui croient en eux, ou à les distraire, au risque de provoquer un accident! Je pris seulement soin de redoubler de prudence. Cette même année, en mai 1957, nous nous aventurâmes avec Leibj dans un nouveau voyage, en Espagne.

Nous connaissions des chrétiens espagnols, quelques protestants mal considérés en ce pays, qui nous parlaient souvent des rares communautés juives installées à nouveau en Espagne, à Barcelone en particulier. Ils nous invitaient à venir sur place. Pour nous, cette offre était délicate. Avec l'Allemagne nazie, l'Espagne reste un point noir dans l'histoire juive.

Nulle part ailleurs les mouvements – apogées et déclins – de cette histoire ne furent aussi contrastés. Sous la domination musulmane qui s'étendit en Afrique du Nord et en Espagne, les Juifs avaient d'abord connu une période faste, heureuse. Ils avaient appris l'arabe, imité les noms et porté bientôt les vêtements de leurs nouveaux protecteurs, décoré leurs synagogues de motifs géométriques, enluminé leurs manuscrits d'après les canons artistiques mahométans, donné des hommes célèbres dont la réputation s'étendait au-delà des frontières. Age d'or.

Mais ils avaient dû fuir sous la menace des musulmans fanatiques de la dynastie des Almohades, au XIIe siècle. Ils s'étaient alors réfugiés dans les villes qui échappaient encore à leur contrôle. Parmi les fuyards, un jeune garçon de Cordoue dut quitter l'Andalousie verte et dorée, pour trouver refuge à Fès; un certain Mosès ben Maïmon, plus connu sous le nom de Maïmonide... Il écrira à Fès son premier livre, pour défendre et aider ceux d'entre ses coreligionnaires qui avaient embrassé la foi musulmane pour échapper au massacre.

De nombreux Juifs vinrent chercher asile sous l'aile bienveillante et intéressée des souverains chrétiens espagnols, dans la partie nord du pays déjà reconquise. Barcelone était alors devenue un centre culturel important où les Juifs, relativement indépendants et libres, avaient bientôt prospéré. Et comme partout ailleurs, la richesse des plus prospères suscitait des jalousies. Plus tard, à Tolède, l'exemple de Samuel ha-Lévi Abulafia restera tristement célèbre: ministre des finances du roi de Castille Pierre le Cruel, riche et respecté des Juifs comme des chrétiens, il fut précipité dans un malheur comparable à celui de Job, quand on l'accusa faussement, sous l'inspiration de puissantes intrigues de cour, d'avoir détourné des fonds. Il mourut sous la torture, le quartier juif de Tolède fut ravagé, et l'on compta plus d'un millier de morts.

Ainsi furent ponctués les siècles du Moyen-Age, âge d'or et de calamités, temps des plus harmonieux rapports avec les musulmans ou les chrétiens, mais aussi temps des massacres, de mémorables «disputes» publiques à l'ombre de l'Inquisition naissante. La controverse théologique de Barcelone, qui opposa en 1263 le rabbin cabbaliste Na'hmanide au «converti» (l'était- il?) Paul Christiani, sous l'œil partial du roi Jaime 1er et celui de l'Inquisiteur Raymond de Pennafort, reste sans doute la plus connue. Une polémique de ce genre est rarement constructive, surtout dans de telles conditions, quand la pression s'exerce à l'encontre d'un homme que l'on juge – et qui doit être – perdu d'avance.

Ces controverses auront finalement pour principal effet d'envenimer des relations devenues difficiles entre les communautés juives et chrétiennes, à mesure que les catholiques espagnols retrouveront progressivement l'intégralité de leur territoire. Cette «Reconquista» dut en partie son succès aux ardeurs d'un fanatisme religieux – subterfuge politique facile pour mobiliser les troupes – qui s'exerça contre les «hérétiques» musulmans, et bientôt contre les Juifs. Des milliers de morts, parmi les fils d'Abraham, à Séville, Cordoue, Burgos, Valence, Barcelone...

Autant de «conversions», de «baptêmes» obtenus sous la menace, avec cette crainte consécutive aux bains de sang. Puis l'invitation forcée de l'Inquisition («contrains-les d'entrer...»), qui remplaça trop rapidement le louable dessein de démasquer, avec douceur aurait dit saint Paul, les déviations théologiques au sein du Christianisme. Sombres tribunaux de cette Institution, autodafés, flagellations publiques, qui ont laissé des traces profondes, une répulsion quasi héréditaire, dans les consciences juives. L'Inquisiteur général, Thomas de Torquemada, influença probablement la décision de Ferdinand et Isabelle d'expulser les Juifs de leur royaume, il y a tout juste cinq siècles. J'ai sans nul doute côtoyé les descendants de ces malheureux, dont beaucoup se sont réfugiés – ironie du sort – sous la protection des musulmans, en Afrique du Nord! A Tétouan, sûrement. Et pour nous maintenant, il s'agissait de refaire le trajet inverse, avec nos Nouveaux Testaments. Comment envisager pareille situation? Pour un Juif d'Espagne, accepter ce livre, c'était lui demander un effort exceptionnel, au delà de toute mesure rationnelle... Comprenez.

Barcelone, le 17 mai 1957, après quatre jours de voyage, sans nos soixante livres bleus confisqués à la douane: «Littérature dangereuse», nous avait-on dit. Nous fûmes hébergés chez un ami juif de Leibj, originaire de Rabat, assoiffé de Dieu et de lumière. Pendant dix jours, il nous offrit l'hospitalité; dix jours de questions brûlantes, de discussions, chaque soir, jusque tard dans la nuit. A-t-il cru, comme nous, au Messie de Nazareth? Dieu seul le sait; je pèse mes mots.

Nous avions alors visité la synagogue et rencontré le rabbin de Barcelone. Nous apprîmes que six mille Juifs étaient venus s'installer dans la ville, des Ashkénazes et des Séfarades, les uns chassés d'Europe, les autres d'Afrique du Nord, tous considérés – avec les chrétiens protestants évangéliques d'ailleurs – comme hérétiques au regard des autorités religieuses catholiques en Espagne. Nous étions donc doublement suspects! Mais pour une fois, en dehors de Leibj et moi-même pour qui ces deux réalités ne faisaient qu'une, Juifs et évangéliques se retrouvaient sur un terrain (si j'ose dire!) commun: le cimetière. Les indésirables étaient inhumés à l'écart, sans croix... Les seuls catholiques enterrés à cet endroit s'étaient suicidés. Nous étions troublés.

La conséquence logique d'une telle attitude des Espagnols envers les Juifs était le repli sur soi, ou l'assimilation: seules trois cents familles juives étaient inscrites sur les registres de la synagogue; les autres, que nous rencontrâmes aussi, redoublaient d'efforts et de prouesses pour oublier, ou dissimuler, leur parenté avec le peuple de Moïse. Dans un magasin, dont le nom inscrit sur la porte était indéniablement juif, nous fûmes gentiment invités à sortir: «Vous faites erreur, personne n'est juif ici, et le propriétaire est absent...» Nous n'éprouvions aucune peine à leur pardonner. Au contraire, certes un peu déçus par leur manque de courage, nous en arrivions tout de même à nous en vouloir de les déranger ainsi.

Que faire, donc? Nous concentrâmes notre effort sur les chrétiens évangéliques de la ville, pour tenter d'éveiller en eux «l'amour pour Israël», selon les termes de Leibj. Pour combler les lacunes, nous leur dispensions un enseignement biblique, sur plusieurs points de l'Ancien Testament. Par exemple, nous parlions du tabernacle – cet humble temple en toile où Dieu avait choisi de résider dans le désert du Sinaï –, avec des illustrations à l'appui, pour les aider à mieux comprendre et connaître l'histoire du peuple juif quand il sortit d'Egypte.

A l'une de ces rencontres, une jeune chrétienne nous invita à rendre visite à un homme âgé. Elle lui avait parlé de nous, et il avait aussitôt désiré nous rencontrer. Cet homme était catholique, mais il se savait le descendant d'une très ancienne famille juive, convertie au catholicisme aux temps les plus virulents de l'Inquisition. Le secret avait été transmis de père en fils, chez ces marranes qui s'étaient sentis oppressés et coupables d'avoir trahi leur peuple. Rodrigo avait honte. Il croyait en Jésus-Christ, mais il ne voyait pas en ce Jésus un Messie juif, venu parmi les Juifs, pour les Juifs en premier lieu. Les pieuses images, les petits Jésus blondinets aux yeux bleus, n'ont pas fini de faire des ravages dans les consciences religieuses occidentales...

A soixante-treize ans, après un échange fructueux qui se. prolongea toute une journée, Rodrigo nous fut profondément reconnaissant d'avoir découvert ce nouveau visage de son Messie. Nous priâmes ensemble. Il n'éprouvait plus cette double honte d'être juif parmi les chrétiens ou chrétien parmi les Juifs. Il savait désormais qu'il était possible d'être l'un et l'autre, sans renier son identité, sans renier sa foi au Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob.

Cela reste difficile à admettre, pour nos amis juifs, nous le savons. Comment exprimer notre pensée sans les blesser, après que leurs ancêtres aient donné leur vie, pendant des siècles, pour défendre leurs convictions, l'âme d'un peuple? Oh! Combien voudrions-nous lever ce voile avec une infinie douceur, une patience à toute épreuve, ôter cette montagne d'incompréhensions réciproques qui s'est élevée, par l'effet d'une orogenèse humaine et malsaine, entre nos peuples. Nos violentes colères n'ont rien à envier aux tragiques caprices de l'écorce terrestre. Elles creusent entre nous un fossé infernal et nauséabond, une géhenne dont on réchappe difficilement. A moins d'un miracle...

Nous connûmes l'un et l'autre, humeur des hommes et soubresauts terrestres, mais nous sommes toujours là pour en témoigner.

Ce fut en compagnie de mon menuisier de Casablanca, que nous sommes partis dans le sud marocain au mois de février 1960. Nous avons gagné Marrakech, cette superbe ville qui émerge des steppes parsemées d'arganiers, et d'où l'on peut apercevoir les monts enneigés de l'Atlas. Deux rabbins vinrent à nos rencontres organisées dans une église de la ville. Je fus très touché par l'un d'entre eux, qui me demanda de renouveler notre conférence biblique le lendemain soir, car il désirait se faire une juste opinion sur Jésus. L'autre eut l'air mécontent!

Les deux étapes suivantes devaient nous mener à Mogador (désormais Essaouira), puis Agadir. Mais à Mogador, nous prîmes soudain conscience que notre calendrier était considérablement bousculé: nous nous étions trop attardés en route! Nous décidâmes donc de repartir directement vers Tanger, où nous étions attendus. Nous pensions revenir à Agadir dès que possible; nous ne pouvions alors imaginer que cette ville serait quasiment détruite, seulement quelques jours après notre départ de Mogador. Nous étions déjà loin, et nous n'avions pas même perçu le tremblement de terre qui fit plus de quinze mille morts...

Les violentes secousses qui agitent notre humanité conservent leur part de mystère. A des hommes qui l'interrogeaient sur le sens d'un semblable événement (une tour était tombée sur douze personnes qu'elle avait mortellement blessées), Jésus ne répondit qu'à moitié: cela n'arrive pas qu'aux autres, cela ne «prouve» pas que ces hommes, ces femmes, étaient plus «coupables» que d'autres; tournez-vous donc vers Dieu pour avoir la Vie qui n'a pas de fin, avant de mourir d'un accident, de la main des hommes (c'était aussi le cas soumis à la sagacité du Rabbi), de maladie ou tout simplement de vieillesse... Aucune mort n'est justifiable. Dieu est un Dieu de vie, je le crois profondément.

 


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