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Dieu - Illusion ou réalité ?

par Francis Schaeffer

TITRE II - THEOLOGIE NOUVELLE ET CLIMAT INTELLECTUEL

CHAPITRE 5 - Une nouvelle phase de la théologie moderne

Dieu est mort, ou presque!

A l'évidence, le mysticisme de la théologie nouvelle ne se démarque pas dans le climat intellectuel de la seconde moitié du XXe siècle. Il confirme, au contraire, une fois de plus, la relation qui existe entre la théologie nouvelle et la mentalité, le consensus sécularisé environnants, puisque, comme nous l'avons vu, les mysticismes sémantiques profanes, qui lui sont parallèles, se retrouvent à tous les niveaux de la "ligne du désespoir" : en philosophie, dans l'art, dans la musique et dans la culture générale.

La théologie nouvelle connaît, elle aussi, des difficultés internes en voulant maintenir étanche la séparation entre "niveau supérieur" et "niveau inférieur". Voici sa position schématisée:

La foi = aucune rationalité, c'est-à-dire aucun contact
avec le cosmos (science) ou avec l'histoire
----------------------------------------------------------------
Tout le domaine du rationnel, y compris les découvertes scientifiques et l'histoire

La tension intérieure est très forte, parce qu'une opposition aussi absolue entre la rationalité et les "valeurs religieuses" détruit l'unité de l'individu. Celui-ci devient alors divisé en lui-même. D'où une grande agitation chez beaucoup de théologiens modernes, qui déploient de nouveaux efforts pour surmonter la dichotomie. Ceux-ci revêtent deux formes: ou bien trouver l'unité de l'ensemble au niveau inférieur, ou bien la rechercher au niveau supérieur.

La première forme est bien connue sous le nom de théologie de "la mort de Dieu". Les théologiens de cette tendance ont choisi le niveau inférieur pour trouver l'unité, et ils se sont complètement débarrassés de Dieu, même du terme. Quand ces théologiens disent que Dieu est mort, cela signifie non pas simplement que Dieu n'est guère écouté dans notre monde moderne sécularisé, mais que Dieu n'a jamais existé. Ils mettent l'accent sur le niveau inférieur et semblent dénier toute validité au niveau supérieur. Au niveau inférieur, il ne reste que le mot "Jésus". Mais attention! Ces théologiens prononcent facilement ce mot avec une tonalité qui appartient au niveau supérieur. Voici comment leur démarche peut être représentée:

Ces hommes ont choisi de s'appeler "athées chrétiens". Ils sont athées au sens classique du mot et chrétiens selon la définition formulée par Bonhoeffer: l'homme pour les autres. A vrai dire, ils diffèrent très peu des humanistes optimistes d'aujourd'hui.

Leur attitude est assez claire ; en un sens, ils ne cherchent plus "à avoir le beurre et l'argent du beurre". Ils ont abandonné tout le vocabulaire chrétien (les mots à connotation), à l'exception du terme "Jésus-Christ", dont ils ont ruiné la connotation dans la mesure où ils l'ont défini. Ces théologiens ne sont pourtant pas tranquilles dans leur athéisme, car leurs collègues du niveau supérieur, désireux de conserver l'usage du vocabulaire chrétien, les contestent vigoureusement.

En réalité, dans la théologie nouvelle, Dieu est mort aussi bien au niveau inférieur qu'au niveau supérieur:

 

Paul Tillich (1886-1965) est un représentant typique de la mentalité du niveau supérieur. Lorsqu'on lui a demandé, à Santa Barbara, peu avant sa mort, s'il lui était arrivé de prier, il a répondu: "Non, mais je médite".

Ainsi au niveau supérieur, ce n'est pas seulement l'homme qui devient une "ombre", le dieu du nouveau mysticisme n'est rien d'autre qu'un brouillard qui correspond à "l'Etre" ou au "pan-toutisme ". Ainsi les théologiens qui se situent à ce niveau supérieur sont, selon la manière dont on les considère, ou bien athées au sens classique du terme, ou bien panthéistes. Leur dieu, aussi, est mort.

Ce vague panthéisme, que nous avons noté également chez les penseurs profanes, soulève des problèmes pour ceux qui ont été élevés dans la foi chrétienne. C'est ainsi que l'évêque Robinson affirme avec insistance qu'après tout Dieu est réellement transcendant. Mais il gâche tout en ajoutant que l'homme l'est aussi (il est assez surprenant de remarquer que c'est le mot employé par Sir Julien Huxiey pour analyser l'homme), et cela signifie que transcendant est, en réalité, l'équivalent de non-transcendant... et nous voilà revenus à la case "départ"! Quand les théologiens et les philosophes profanes utilisent le mot "transcendant", je me demande s'ils ne veulent pas parler de ce qui les surprend chez l'homme, de ce qu'ils ne s'attendent pas à trouver chez lui étant donné leurs convictions concernant son origine. Ou alors ce terme n'évoque guère plus que le "sentiment du merveilleux" chez Henry Miller. Lorsque ces théologiens emploient ce mot sans le définir, cela ne signifie pas qu'ils ont échappé au reproche d'être panthéistes.

Voici donc comment la théologie nouvelle envisage Dieu et l'homme:

La quête des hommes situés au "niveau supérieur"

Une telle conception suppose qu'on est disposé à payer un prix élevé le rejet du christianisme historique, du christianisme de l'Ecriture et des grandes confessions de foi de l'Eglise. Au lieu de revenir à la Bible et à son enseignement, des théologiens ont fait un nouvel effort pour résoudre leurs difficultés. L'ultime démarche de ces théologiens qui se sont placés au niveau supérieur sera de reprendre pied dans l'histoire.

Karl Barth (1886-1968), qui est sans aucun doute à l'origine de tout cela, a senti le besoin d'essayer de prendre de la distance par rapport aux conséquences logiques de sa position, conséquences que ses disciples, eux, ont développées. C'est ainsi qu'au cours de ses dernières années, Barth a parlé d'une résurrection historique du Christ. Pourtant, cela n'est pas aussi simple qu'il y paraît. Selon les présuppositions de ces théologiens, la Bible contient, en effet, des erreurs historiques et scientifiques, ce qui implique une dichotomie dans la notion de vérité, dichotomie qui occupe une place obligatoirement centrale dans leur conception de la "vérité religieuse".

Ces théologiens ne peuvent pas revenir à l'ancien libéralisme, c'est-à-dire à l'ancienne quête du Jésus historique, car elle a échoué. Cependant, s'ils abandonnent la notion d'une vérité fragmentée (ce qui a été leur réponse face à l'ancien libéralisme lors de son échec), ils auront à affronter le même problème que l'ancien libéralisme: d'un côté, le nihilisme (Dieu est mort, l'homme est mort, le sens de la vie est anéanti); de l'autre, la position du christianisme historique et de la Réforme qui affirme qu'il y a un Dieu personnel, que l'homme a été créé à son image, que Dieu s'est révélé à sa créature en propositions verbales dont le contenu de sens est accessible à l'homme. Bref, la seule issue à leur dilemme est d'en revenir à la méthodologie de l'antithèse. En attendant cela, aucune discussion sur une résurrection physique du Christ n'ira au fond du débat.

Cette nécessité pour les théologiens du niveau supérieur de remettre un pied dans l'histoire est bien exposée dans un article publié dans The Listener, le 12 avril 1962, par le professeur de Théologie Systématique, John Macquarrie. L'article est intitulé L'histoire et le Christ de la foi:

Une nouvelle quête

"Personne ne devrait s'étonner que certains disciples de Bultmann, par crainte de se perdre dans un monde de mythes et d'artifices, en soient revenus à la question du Jésus historique. Gunther Bornkamm, par exemple, dit que 'nous devons chercher l'histoire dans le Kerygme' et que nous ne devrions pas envisager le Jésus historique avec résignation ou scepticisme. Cela signifie-t-il que nous devons réouvrir des débats interminables pour savoir si tel incident ou telle parole se situent comme cela est rapporté ? Non, car la première quête du Jésus historique a montré qu'il était impossible de répondre avec netteté à ces questions. La nouvelle quête se veut différente; il existe malheureusement une grande confusion quant au but recherché parmi les théologiens qui s'y sont engagés. Bultmann a critiqué sévèrement certains d'entre eux ; lui-même se contente de ne connaître que le simple fait de l'existence d'un Jésus qui a été crucifié, et de ne rien savoir sur sa manière de vivre et sur sa personnalité. Personnellement, je pense qu'il est nécessaire que le théologien chrétien affirme un noyau minimum de faits historiques si l'on veut que le Kerygme nous présente une manière réaliste de vivre, qui ne relève pas du monde des rêves. Ce noyau minimum ne consiste pas en une brève liste d'événements essentiels ou de paroles; il est plutôt l'affirmation qu'à la source de la religion chrétienne il y a eu un exemple historique de la manière de vivre que le Kerygme proclame."

Note: Certains affirment qu'avant sa mort Karl Barth a modifié ses idées. Il est dommage, s'il en est bien ainsi, qu'il n'ait pas écrit un livre de plus pour signifier publiquement qu'il avait renoncé à ses opinions sur l'Ecriture, à sa conception d'une Chute non-spatiotemporelle et à son universalisme implicite. Etant donné son influence de premier plan, c'était le moins qu'il aurait pu faire et beaucoup en auraient été réjouis. Voir au chapitre 13, la conception insuffisante de la justification et la place de l'universalisme dans la théologie nouvelle.

John Macquarrie reconnaît que ces théologiens ne peuvent en revenir à la recherche approfondie du vieux libéralisme, car cette recherche du Jésus historique s'est terminée par un échec total. Sa solution personnelle est d'affirmer que Jésus a vécu de telle ou telle manière. En d'autres termes, il n'y a qu'à dire: "il en est ainsi".

Les théologiens du niveau supérieur ont utilisé deux méthodes principales pour reprendre pied dans l'histoire afin d'éviter de se perdre eux-mêmes et de perdre Dieu "dans un monde de mythes et d'artifices".

La première méthode consiste à utiliser la phrase "les actes rédempteurs accomplis par Dieu dans l'histoire", ce qui sonne très bien. Mais dire cela ne signifie pas que Dieu soit, en aucune manière, entré littéralement dans notre monde spatio-temporel, à un moment précis, pour commencer et mener à son terme le salut de l'homme. Cela signifie que Dieu est, d'une certaine manière, en train de sauver ou de racheter toute l'histoire, y compris les plus noirs péchés et les pires actes de cruauté commis par des individus ou par des groupes.

La seconde méthode consiste à se servir, simplement, du mot "histoire" sous diverses formes. Selon Macquarrie, nous devons affirmer que certains événements sont historiques. Mais ces événements sont choisis arbitrairement et, bien entendu, ne peuvent faire l'objet d'aucune enquête historique sérieuse. Parfois, aussi, la Bible est considérée comme un document qui relate des expériences existentielles permanentes. Ces expériences auraient bien été faites autrefois à l'époque biblique, mais la manière dont elles sont relatées dans la Bible n'aurait aucun rapport avec l'expérience elle-même. Les récits bibliques ne sont que l'expression erronée de la culture de l'époque. Cette façon de considérer l'histoire se rapproche beaucoup de ce qu'a dit le nouvel Heidegger à propos de la mystique du langage. Ces nouveaux théologiens, protestants et parfois catholiques romains, essayent donc de manipuler le langage biblique pour justifier leur propre expérience existentielle.

Pour ces théologiens, le langage est toujours une interprétation; aussi les mots de la Bible sont-ils déjà celle d'un événement qui s'est bien produit, mais qu'il est impossible de connaître. Ces hommes du niveau supérieur n'ont, en fin de compte, plus qu'un flot de paroles.

Ainsi au niveau inférieur comme au niveau supérieur, ils ne réussissent pas à réduire sérieusement leur tension intérieure. Mais il est sûr que leurs tentatives désespérées continueront, car pour inconfortable que soit la dichotomie, ils sont obligés de la maintenir parce que cette vérité éclatée est l'essence même de la nouvelle théologie.

L'occasion offerte actuellement à la théologie nouvelle

En dépit de la confusion qui règne parmi les nouveaux théologiens et, bien que son discours ne se distingue guère des mysticismes profanes environnant, la théologie nouvelle a l'occasion d'occuper, dans notre culture, une place de choix. Elle peut jouer, à l'avenir, ce qu'elle n'a pas fait depuis longtemps, un rôle de premier plan.

Depuis un certain temps, la société est menacée de perdre ses structures sociales. Les hommes font face à une société sans structure et ils veulent combler ce vide. Durant une longue période, les idées de la Réforme ont servi de fondement à la culture de l'Europe septentrionale, et peu à peu à celle des Etats-Unis et du Canada de langue anglaise. Aujourd'hui, le relativisme a détruit cela dans les Eglises aussi bien qu'en dehors d'elles. Le christianisme historique est maintenant minoritaire et le souvenir même des formes culturelles du passé s'estompe. Une telle attaque ne se limite d'ailleurs pas aux structures de l'Europe du Nord. La Russie marxiste évolue dans le même sens, à un rythme évidemment plus lent à cause des contrôles totalitaires; ainsi s'explique la défense faite aux artistes russes de parler librement, car ils introduisent la pensée moderne dans la vie russe.

Une société ne peut fonctionner sans ordre et sans motivation. Puisque les anciennes structures sociologiques ont été balayées, il faut en trouver de nouvelles, sinon la société se disloquera. Sir Julian Huxley a suggéré que la religion ait une vraie place dans une société moderne. Mais il faut bien comprendre que cette religion, en constante évolution, aura besoin d'être placée sous le contrôle de la société.

Cette suggestion, bien qu'elle vienne d'un humaniste convaincu, n'est pas aussi ridicule qu'elle le paraît, vu la mentalité de notre époque. La méthode dialectique qui prévaut s'adapte facilement aux formes religieuses. Après tout, Senghor a bien dit que la dialectique permettait à son pays de suivre Teilhard de Chardin. Il importe de se rappeler qu'actuellement les hommes pensent de façon dialectique des deux côtés du Rideau de fer.

D'ailleurs, si on considère la théologie catholique romaine progressiste ayant adopté la méthode dialectique, telle qu'elle est illustrée par Teilhard de Chardin, le christianisme historique de la Réforme est nettement plus proche du catholicisme romain classique.

Un catholique romain orthodoxe me dirait que je suis voué à l'enfer puisque je rejette la véritable Eglise. Il raisonne selon un concept de vérité absolue. Tandis que le catholique romain nouveau style, qui s'assoit avec moi au coin du feu, me dit: "Vous avez raison, M. Schaeffer, puisque vous êtes sincère". Dans le nouveau catholicisme romain, une telle déclaration est généralement l'indice du succès remporté par la méthode dialectique.

Nous ne sommes donc pas surpris de découvrir que le nouvel Heidegger a des disciples, comme Karl Rahner, parmi les chefs de file de la pensée progressiste catholique romaine; d'autres, comme Hans Küng (né en 1928), ont été très influencés par la nouvelle orthodoxie. Il est important de noter que la position sur l'Ecriture prise par le Concile de Vatican II est allée dans le même sens, et que des hommes comme Panikkar (1895-1963), Dom Bede Griffiths, O.S.C. et Anthony de Mello, S.J. enseignent une synthèse du catholicisme romain et de l'hindouisme. Ils sont allés vraiment très loin, mais sans se rapprocher du christianisme biblique. Neal Ascherson a rapporté, le 29 avril 1967, dans un journal de Londres, les conversations qui avaient eu lieu, peu de temps auparavant, à Marienbad entre la "Paulus Society" qui s'inspire de Karl Rahner, et Roger Garaudy (à l'époque le principal théoricien du Parti communiste français). Neal Ascherson a eu un trait de génie en intitulant son article: "Cette année à Marienbad: rencontre des marxistes et des catholiques". Il a relié ainsi ce dialogue au film L'année dernière à Marienbad, dont la pointe dramatique est précisément la perte des catégories rationnelles.

Ainsi le moment semble propice pour que la théologie nouvelle fournisse les structures et les motivations sociologiques nécessaires. La société pourrait, il est vrai, regarder ailleurs parmi les mysticismes profanes pour y trouver une religion en évolution; mais la théologie nouvelle a de solides avantages.

Tout d'abord, elle utilise des mots dans un sens indéfini, mais dont la connotation est profondément enracinée dans notre culture occidentale. Ceci est beaucoup plus facile et plus efficace que l'usage de mots nouveaux et dépourvus de signification traditionnelle.

Ensuite, ces théologiens contrôlent presque toutes les grandes dénominations protestantes et, si la position des progressistes se consolide, l'Eglise catholique romaine également. Ainsi ils ont le double avantage d'exercer leur action à l'intérieur de l'Eglise et d'avoir à leur disposition son organisation et son vocabulaire traditionnels.

Enfin, les gens de notre culture sont déjà habitués à accepter, sans contrôle rationnel ou historique, des mots et des symboles religieux dépourvus de définition et de contenu. Ces mots et ces symboles sont prêts à recevoir le contenu de sens approprié au moment considéré. Les mots "Jésus" ou "Christ" se prêtent le mieux à la manipulation. L'expression "Jésus-Christ" est devenue une bannière sans signification, qui peut servir n'importe quel objectif sociologique. Autrement dit, parce que le terme "Jésus-Christ" a été dissocié de la vérité historique et du contenu de l'Ecriture, il peut servir à déclencher des mouvements sociologiques à motivation religieuse en opposition directe à l'enseignement du Christ. Cela se vérifie déjà, comme par exemple avec la "nouvelle morale" prônée, aujourd'hui, par certains membres de l'Eglise d'Angleterre. Ainsi, rien ne s'oppose à ce que la théologie nouvelle fournisse à la société une série infinie d'absolus arbitraires à motivation religieuse. Nous devons, donc, nous préparer sérieusement nous-mêmes, ainsi que nos enfants (par le sang ou spirituels), à nous élever contre un tel mysticisme sémantique et ses manipulations.

 


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