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Terres glacées

Avec James Evans chez les Indiens de la Baie d'Hudson

Chapitre 12: L'Indien retrouvé

Place pour la mère!

On s'accoutume à tout, même au bonheur le plus grand, à celui que le coeur n'osait plus espérer. Hier nous avons fêté le troisième dimanche depuis mon retour. De toutes parts la joie se déverse sur nous.

Mais aujourd'hui la tristesse m'a repris: je porte en moi le tourment de la mort de Hassel. Serai-je jamais délivré de cette torture? Pauvre Hassel! il n'y avait aucun reproche dans son regard. Sa mère aussi m'a pardonné, et loyalement, sans aucune rancune. Malgré ce pardon, mon coeur n'a pas de repos; je souffre chaque jour d'avoir tué l'ami qui s'était confié à moi.

Cette douleur me poursuit. Marie s'en est aperçue; elle m'a consolé. Quelle douceur de pouvoir être à nouveau consolé à son foyer!

D'elle-même Marie m'a dit: «Nous enverrons régulièrement à Sagamore une part de ton gain, pour remplacer ce que son fils lui aurait donné». J'y avais pensé déjà, mais j'hésitais à imposer aux miens les privations que cela comportera; mon gain est si modeste. Nous le partagerons: Marie et Eugénie le désirent pour exprimer leur reconnaissance à celle qui m'a épargné.

Sans tarder Marie s'est rendue auprès d'Oozhuskah, qui projette d'aller chasser cet hiver dans l'Athabasca. Il consent à descendre jusque chez les Vengeurs du sang, et portera à Sagamore une Bible d'écorce et la première de nos offrandes.

A fin septembre, après quelques jours magnifiques. le ciel se voile. L'œil ne distingue aucun nuage menaçant, c'est une mince pellicule qui ternit le soleil, puis s'épaissit, prend une teinte plombée, s'assombrit encore. Les plaines paraissent écrasées sous un lourd silence, aucun vent ne tournoie autour des wigwams. Mais sur les crêtes les forêts chantent, puis gémissent; les grands arbres ploient; là-haut déjà l'ouragan fait rage.

Tous les animaux de la forêt ont regagné leurs retraites: ils sentent qu'une saison a passé. Nous aussi nous enfermons notre appréhension dans nos cabanes. Brusquement les tourbillons s'abaissent, et la tempête est sur nous.

Les rafales hurlent aux angles des demeures des hommes, les vagues de neige les fouettent. La blanche couverture s'épaissit pied par pied; en peu de jours nous serons enlisés dans la neige mouvante. Nous sommes pris dans les griffes de l'hiver, qui ne nous lâchera pas de sitôt.

D'année en année ce sentiment d'être prisonniers de la neige nous est plus pénible. On ne s'accoutume ni au froid ni à la longueur de l'hiver. Les premières bourrasques imposent à nos cœurs une vraie lutte, jusqu'à ce qu'ils aient accepté de ne revoir pendant huit mois ni verdure, ni fleurettes, ni ruisseau chantant.

L'hiver revient, et nous n'avons plus pour le supporter notre vigueur d'autrefois. La santé de ma femme est fortement ébranlée; ces quatorze mois d'angoisse l'ont brisée. A mon retour, notre bonheur était si grand que je n'ai pas remarqué sa faiblesse. La réaction s'est produite ensuite. Pendant un an, Marie a été soutenue par l'espoir de recevoir de mes nouvelles: elle n'a pas voulu quitter Norway House avant de savoir par les brigades des canots ce que j'étais devenu. Leur retour sans informations a enfoui son cœur dans le désespoir. Puis mon arrivée a surexcité sa joie. Tant d'émotions violentes, les joies autant que les douleurs, ont eu raison de sa forte constitution, du bel équilibre de son esprit. Maintenant que la vie recommence régulière et monotone, elle est brisée.

La souffrance que nous éprouvons à voir revenir l'hiver me fait comprendre que nous n'en pourrons plus supporter d'autre ici. Nous devrons partir avant l'automne.

Nous sommes affaiblis, mais nous ne sommes pas découragés. L'œuvre de la Mission nous est un grand réconfort. Assurément nous sommes privilégiés. Au Groenland, il y a un siècle, Egède peina quatorze ans et ne vit guère de fruit récompenser ses efforts, sa femme mourut découragée. Ici, à peine semée, la moisson lève déjà, et ses promesses nous réjouissent.

L'une des joies de mon retour a été d'apprendre les succès de la brigade des rameurs chrétiens dans les convois des deux derniers étés. Sans aucune exception, les équipages qui respectent le dimanche regagnent Norway House les premiers, et ils sont beaucoup moins éprouvés par la fatigue.

Les agents de la Compagnie se rendent à l'évidence après avoir trop longtemps disputé. Désormais ils ne s'opposeront plus à la sanctification du dimanche, ce qui sera aussi favorable à leurs intérêts qu'à la santé des bateliers. Cet été déjà, ayant des fourrures d'un grand prix, ils ont confié les cargaisons les plus précieuses, celles dont le transport était le plus pressant, aux rameurs chrétiens qui s'arrêtent le dimanche. C'est une belle revanche aux tourments qu'on nous a infligés.

Noël nous a apporté un beau spectacle; ce fut une vraie fête de la Paix.

Heureux d'être chrétiens, les Indiens eurent le désir de connaître ceux qui maintenant sont leurs frères. Appartenant à diverses tribus, qui de tous temps avaient vu dans la guerre leur raison d'être et leur orgueil, ils vinrent en traîneaux de tous côtés et quelques-uns de fort loin. Ils se réunirent dans la plaine, installèrent leurs wigwams côte à côte, et adorèrent ensemble le Grand Esprit qui remplit les déserts.

Des peuplades, jusque-là perpétuellement en guerres sauvages, fêtèrent Noël en commun. Sous la voûte des forêts enneigées, ils chantaient et priaient. L'affection qu'ils se témoignaient comme chrétiens était touchante, et tous se réjouissaient d'un bonheur auparavant insoupçonné.

Voyant cette joie, et songeant aux réunions d'autrefois où toute la tribu complètement ivre ne vivait que de superstitions, de disputes, de haines et de vengeances, un Indien s'écria: «Qui ne voudrait être chrétien! Puisse le Grand Esprit parler au cœur de tous mes frères!»

Un autre Indien, autrefois sorcier redouté, disait: «Je bénis Dieu, son esprit a rempli mon cœur; il ne m'a pas enseigné les moyens de détruire mes ennemis, il m'a donné la force de les aimer».

Après Noël revinrent des jours sombres. Certes, de grandes joies nous sont accordées; mais je ne puis plus me réjouir sans arrière-pensée, il y a en moi un ressort brisé. Mon corps, autrefois si robuste, est usé par des fatigues trop grandes; maintenant les longues marches dans la neige m'épuisent et j'ai peine à supporter les campements glacés. Je souffre de ne plus pouvoir accomplir ma tâche.

Le plus grave est que mon enthousiasme aussi s'est usé. Ma conviction chrétienne n'a pas fléchi, l'épreuve au contraire l'a affermie, mais ma vaillance est atteinte. L'image de Hassel mourant me poursuit; alors, je me sens comme un vieillard. Je me rends à l'évidence: nous devrons partir.

Ce sera pour nous un déchirement que de quitter nos Indiens maintenant que leurs cœurs s'ouvrent. La joie nous est offerte, mais nous sommes trop faibles pour la recevoir. Toute leur vie est transformée, illuminée par l'Evangile; nous sommes émus de voir quelle tendresse peut embellir ces natures autrefois si rudes.

Il y a quelques années, j'eus près d'ici cet entretien avec un chef des Saulteaux:
– Moo-koo-woo-soo, qu'est-ce que c'est que cet endroit?
– Oh! répondit-il en ricanant, c'est là que j'ai étranglé ma mère avec une corde, et que j'ai réduit son corps en cendres pour que son esprit ne vienne plus me troubler pendant la nuit.
– Et pourquoi l'as-tu tuée?
– Oh! elle était devenue si vieille qu'elle ne pouvait plus attraper de poissons, ni tendre de pièges à lapins; cela m'ennuyait d'avoir à la nourrir!

Pouvait-on espérer toucher des brutes aussi cruelles? L'incroyable s'est produit, nous en voyons les fruits.

Une église de bois s'élève aujourd'hui près du lieu de l'horrible drame. C'est dimanche matin: les Indiens arrivent de toutes parts et entrent silencieusement. Les mères apportent avec elles leurs petits bébés, suspendus derrière leur dos dans un sac de peau garni de mousse; en entrant elles accrochent leurs précieux fardeaux à des chevilles plantées dans les parois. Le temple se remplit, le culte va commencer. Un mouvement inusité se produit vers la porte; que se passe-t-il? Deux Indiens ont fait un siège de leurs mains réunies, et ils portent leur vieille mère invalide à sa place dans la maison de Dieu. Ils l'ont portée ainsi depuis son wigwam, à deux kilomètres d'ici. Le troisième des fils leur ouvre le passage à travers la foule: «Faites place pour la mère!» Bientôt la vieille Indienne est installée sur une couverture étendue sur le sol; l'aîné de ses fils l'entoure tendrement de son bras robuste pour qu'elle puisse s'appuyer.

Quel touchant spectacle! Je repense à Moo-koo-woo-soo, qui étrangla sa mère il y a peu d'années. Maintenant les mères sont respectées, choyées. L'Evangile n'est-il pas une merveilleuse lumière?

L'extraordinaire

Vers la fin de l'hiver, des chasseurs apportèrent des nouvelles inquiétantes: une épidémie de petite vérole s'étendait de tous côtés et causait des ravages effrayants. Bientôt la maladie fut sur nous, avec ses souffrances et avec sa terreur.

Décimés par le fléau redoutable, les survivants d'une tribu païenne s'assemblèrent. Ils discutaient pour reconnaître l'origine de l'épidémie, lorsque des sorciers leur dirent: «le mal vient des missionnaires!» Ils résolurent de se venger et cernèrent le village. Avant de nous attaquer, ils envoyèrent, selon leur tactique, quelques espions. Ceux-ci vinrent, regardèrent, puis s'en retournèrent stupéfaits: les chrétiens aussi étaient frappés par la maladie! Dans la forêt on discuta de nouveau, et on conclut que la maladie ne pouvait pas venir du missionnaire, puisqu'il eût épargné les siens s'il en avait été maître.

Renonçant à tuer et piller, les Indiens regagnèrent leurs wigwams. Nous apprîmes leur incursion; dès lors, la crainte de la vengeance des païens aggrava pour nous les désastres de l'épidémie.

La petite vérole arrêta tous les transports. Une partie des rameurs avaient été atteints, les survivants étaient affaiblis. Surtout on craignait de répandre à nouveau la maladie; chacun avait peur de la contagion.

En juin, l'épidémie avait quitté notre région, mais frappait plus loin. Quelques téméraires seulement s'aventurèrent sur les fleuves; par eux les nouvelles circulèrent peu à peu. On apprit ainsi que les habitants des Montagnes-Rocheuses, les terribles Pieds Noirs, avaient été tout particulièrement éprouvés.

Les réflexions de nos gens ne sont guère charitables: «C'est toujours de chez les Pieds Noirs que vient le malheur»; «ils n'en seront pas adoucis». Puis on apprend que la famine règne chez les Pieds Noirs; malades tout l'hiver, ils n'ont guère pu chasser. L'arrêt des transports, qui chaque année leur apportent des vivres en échange des fourrures, sera une catastrophe pour ces affamés déjà affreusement amaigris.

Que faire? Nous avons à Norway House des dépôts regorgeant des provisions destinées aux échanges de cet été, irons-nous au secours des Pieds Noirs? Nos Indiens n'y sont guère disposés; les dangers d'une pareille expédition de secours seraient multiples, les rameurs se sentent affaiblis, et ils ne veulent pas courir les risques de ce voyage de trois mois pour leurs ennemis héréditaires.

L'un des chasseurs intervient: «N'ayez pas pitié des Pieds Noirs, eux-mêmes sont sans pitié. Un de leurs clans, atteint par la vérole avant ses voisins, transporta sur leur territoire des effets de ses propres membres malades. Par leur méchanceté ils ont eux-mêmes aggravé l'épidémie. S'ils sont maintenant dans la misère, ils n'ont que ce qu'ils méritent». Son sentiment est partagé par la plupart.

J'assemble alors les Indiens chrétiens dans le temple. Nous discutons de la possibilité de porter secours aux affamés; je dis que la maladie peut les avoir adoucis. Je ne rencontre aucun écho. «Ils sont trop cruels»; «pourquoi les secourir, pour qu'ils nous nuisent encore plus?» «Rien ne peut fléchir leur méchanceté.»

Kahwonaby alors se lève: «Frères, je pense que nous devons aller. Les Pieds Noirs sont farouches, rien ne peut les toucher. Je ne crois pas, moi, que la maladie les ait attendris; non, missionnaire, tu ne connais pas les Pieds Noirs. Mais je pense qu'il faut aller quand même. Le Seigneur Jésus n'a-t-il pas dit: Faites du bien à ceux qui vous haïssent; si vous ne faites accueil qu'à vos frères, que faites-vous d'extraordinaire? les païens même n'en font-ils pas autant? Nous irons au nom de Jésus; nous ravitaillerons les affamés. Qui sait, alors, si Jésus lui-même ne les touchera pas; si son amour ne sera pas plus fort que leur haine? Frères, j'irai; qui viendra avec moi?»

Kahwonaby a parlé. L'assemblée reste immobile, saisie. J'allais remercier le pilote, lorsqu'une voix s'écrie: «J'irai avec toi»; puis une autre, et d'autres encore... Les rameurs les meilleurs se lèvent. L'un dit: «J'irai si Kahwonaby est notre chef».

– Kahwonaby, tu seras le chef de l'expédition.
– Non, missionnaire; je ramerai vigoureusement, mais choisis un autre chef.
– Le Seigneur a besoin de toi.
– Ayumeavookemou (maître de prières), laisse-moi réfléchir un jour.
– Comme tu le désires. Nous nous retrouverons tous ici demain pour préparer l'expédition.

Le lendemain le temple était bondé. Kahwonaby a accepté la grosse responsabilité de diriger la brigade de secours. Cent soixante rameurs se sont offerts et conduiront vingt canots chargés de vivres. Ils navigueront toujours au milieu des fleuves, mangeront et dormiront dans les canots, se nourriront de leur pêche mais ne chasseront pas, afin de diminuer les risques de contagion dans les vallées dévastées par l'épidémie.

Après que tout eut été prévu, Kahwonaby me demanda:
– Missionnaire, pouvons-nous remettre le départ à lundi? Nous n'aurons pas trop de deux jours pour tout préparer. Puis nous aimerions passer encore ce dimanche avec nos familles; tu nous donneras la Communion, à nous qui partirons peut-être pour ne plus revenir, et à ceux qui nous attendront ici dans l'inquiétude.

Voici le dimanche, et le culte de communion. Quelle impression produit le défilé des cent soixante rameurs silencieux, résolus à donner leur vie comme Jésus, par amour. Leurs familles viennent ensuite, acceptant elles aussi le sacrifice.

Le lundi, la brigade est prête avant le jour; au ciel brille la Wapun cichukoos, l'étoile du matin. Tout le village est au bord du fleuve, silencieux. Chaque équipage est près de son canot. Dans la nuit s'élève la prière du missionnaire: «Seigneur, conduis-les, ils vont au nom de ton amour». Immédiatement les rameurs prennent place, et les canots partent à la file, sans une parole, sans un adieu, dans un silence impressionnant.

De la rive, on les suit. Longtemps encore nous parvient le bruit cadencé des rames frappant l'eau. Aucun cri ne leur transmet l'espérance d'un «au revoir». Dans la nuit finissante, ceux du village regagnent leurs huttes; au matin ils soigneront leurs jardinets comme si de rien n'était.

Puis les semaines s'écoulèrent monotones, sans nouvelles de la brigade qui peinait au long des fleuves immenses.

Pendant l'été, l'agent de la Compagnie de la Baie d'Hudson fit savoir aux Indiens de Norway House qu'on les priait de se choisir un chef capable de les représenter dans leurs tractations. Une situation avantageuse lui serait assurée, le poste était fort enviable.

Au feu de conseil, on discute et l'on nomme d'un accord unanime Mustagan, le guide respecté pour son énergie et sa clairvoyance. A l'étonnement général, Mustagan se récuse: maintenant qu'il est chrétien, il veut donner autant de temps que possible à sa famille et à son Eglise; les fonctions multiples d'un chef le détourneraient de ses devoirs essentiels. Il propose Kahwonaby, qui possède tout le tact nécessaire pour servir d'intermédiaire entre les Blancs et les Indiens.

Le guide et le pilote ont une grande estime mutuelle, leurs caractères se complètent admirablement. En ma longue absence, ils surent maintenir la vie de l'Eglise et réconforter ma femme. Je serais embarrassé de choisir moi-même le chef du village entre les deux, les aptitudes de chacun étant nécessaires.

Sur ce refus de Mustagan, il est décidé d'attendre le retour de la brigade de secours, dont on est toujours sans nouvelles.

Au milieu d'août, la brigade de secours revint enfin. Le voyage a été fort pénible; les rameurs sont fatigués, mais plus encore attristés de toute la misère entrevue sur les rives: beaucoup de wigwams déserts, les familles ayant été fauchées par l'épidémie ou ayant fui épouvantées. Les sauveteurs ont déposé les vivres à portée des Pieds Noirs affamés, puis se sont hâtés de revenir. Tous furent heureux et reconnaissants de regagner leurs foyers en bonne santé.

Kahwonaby a conduit toute l'expédition avec prévoyance et dévouement, mais le sentiment de sa responsabilité lui a causé une fatigue excessive. Sa magnifique charité envers ses ennemis devait lui coûter la vie. Il tint ferme jusqu'à l'arrivée du vingtième canot, puis, ayant vu en sûreté tous ceux qui lui avaient été confiés, il s'effondra. Le «fils du Castor» avait donné toute la force de son cœur. La grande fatigue le terrassa et il mourut en quelques heures. Il accueillit la mort paisiblement: «Je tiens ferme à Dieu, il est toute ma joie et mon espérance».

Ses parents indiens l'avaient nommé Kakewonkonaby, «celui qui tisse les plumes d'aigle»; sous nos yeux, il avait tissé l'espérance chrétienne par le sacrifice.

L'Aigle royal

Le lendemain de l'ensevelissement de Kahwonaby, Mustagan vint me trouver. Très affecté de la mort de son ami, il est touché cependant par la beauté de ce don de sa vie, Pensant conclure sa visite, je lui dis:
– Maintenant, Mustagan, tu ne peux plus refuser de devenir chef du village.
– Au contraire, missionnaire. Tu vas nous quitter; Kahwonaby n'est plus avec nous; je pense que l'Eglise aura besoin de moi, de toutes mes forces. Je suis venu te dire que maintenant ma décision est prise: tu m'as appris à conduire mes frères Indiens, je veux être leur guide jusqu'à ton retour.

Sa résolution m'émeut parce qu'il renonce à la situation avantageuse de chef; elle me réjouit, je n'aurai pas d'inquiétude pour l'œuvre de la Mission: le guide sera fidèle, jusqu'à notre retour. Mais pourrons-nous revenir?

– Mustagan, mon frère, nous allons nous quitter; tu garderas ici la Parole. Veux-tu me dire aujourd'hui sous quel signe a été formée ton âme d'enfant?
– Mon père, te souviens-tu de l'Indien rencontré tout au Nord, par delà la forêt?
– Celui qui a compris immédiatement que Dieu est le Père de tous, et que nous sommes tous frères?
– Celui-là même. Te rappelles-tu son totem?
– Des plumes d'aigle royal.
– Eh bien, moi aussi je suis un «fils de l'Aigle royal».
– Mustagan, est-ce que l'Aigle peut aimer ?
– Lorsque l'Aigle apprend au jeune aiglon à voler et que ses ailes trop faibles se fatiguent, le père plonge dans l'abîme, reçoit son enfant sur ses ailes, et le porte en sûreté. Mon père, je suis un fils de l'Aigle royal. Je serai le guide qui conduit ton Eglise, et l'aigle qui la porte.

* * * * * * * * * *

Le mois d'août avance; à cette saison les vaisseaux pénètrent dans la Baie d'Hudson. Craignant le retour des glaces, ils ont toujours hâte de repartir. Les canots vont descendre le fleuve et nous emmèneront.

Le 21 août nous partons, quittant les Indiens émus. Dans les brumes matinales couvrant la rivière, le village s'est effacé. La douleur étreint notre cœur: nous nous arrachons à la meilleure partie de notre existence, et peut-être à toute notre vie. C'est un déchirement.

Dans la matinée, les brumes se dissipent; le fleuve étincelle sous un clair soleil d'automne; le canot léger suit la poussée de nos magnifiques rameurs. Une espérance chante en moi. J'admire ces corps robustes, solidement musclés; je m'émeus de ces visages intelligents, fiers et fins; je m'attendris à leurs sourires confiants. J'ai cherché partout l'Indien sauvage heureux, je ne l'ai pas trouvé. Mais ceux-là sont heureux; ils ont de la noblesse et de la bonté, ils connaissent l'amour de Dieu.

Nous descendons le fleuve, et j'ai le pressentiment de redescendre rapidement aussi le courant de ma vie. Une grande joie pourtant me sourit: je revois Hassel, «mort pour les siens», disait sa mère; je revois Kahwonaby qui a donné sa vie pour sauver ses ennemis affamés; je revois Mustagan qui s'est consacré à la famille chrétienne... Mon cœur chante: c'est l'Indien de mon rêve que je revois en eux, noble et dévoué, l'Indien qui a appris à aimer et même à se sacrifier. Enfin j'ai retrouvé l'Indien de mon enfance: c'est l'Indien chrétien.

* * * * * * * * *

29 septembre 1846, à Québec

Non sans peine notre vaisseau a franchi les banquises barrant le Détroit d'Hudson. Nous avons fait escale à Québec. Je vais en pèlerinage à l'ancien foyer de mes parents.

30 septembre – Entre ces grands arbres, ne dirait-on pas la piste qui s'insinue parmi les fourrés? Là, ce vieux sapin ne marque-t-il pas la bifurcation? Voici le grand cèdre, immuable. La clairière aimée était là, mais les arbres ont grandi; c'est maintenant simplement une partie de la forêt, un peu moins vieille que son entourage.

Près du cèdre, voici le tertre. L'herbe est passée, les buissons jaunissent; des feuilles mortes tombent sur le tumulus.

Je cherche à rassembler mes souvenirs, je n'y parviens plus. Pourtant à ma dernière visite ici, il n'y a que sept ans, tout palpitait encore; j'ai cru même revoir l'Indien. Ces dernières années ont effacé mes souvenirs plus que les vingt-huit précédentes: trop d'impressions nouvelles ont pris la place des anciennes; la réalité s'est substituée au rêve.

Je ferme les yeux pour rappeler la vision de mon enfance, c'est en vain. Brusquement je me redresse, le silence de la clairière s'explique: il n'y a pas de totem sur le tertre!

Sur une grande écorce, je dessine à la craie une tête de renne avec ses larges cornes. Le totem mis en place, je me recueille de nouveau. Alors la clairière s'anime une dernière fois: je revois les wigwams et leurs fumées légères, les fiers Peaux-Rouges et leurs enfants agiles; je revois l'Indien qui fut le compagnon mystérieux de toute ma vie.

Mais est-ce lui? Le visage que retrouve mon souvenir est-il bien celui rencontré ici il y a trente-cinq ans? Il lui ressemble; un instant je crois le reconnaître, puis il prend d'autres traits, mobiles. Maintenant son regard perçant a une fière énergie, n'est-ce pas Mustagan? Puis les yeux s'adoucissent dans un visage plus paisible: c'est Kahwonaby! Il change encore, son regard navré me transperce: Hassel est devant mes yeux, souffrant et mourant.

Ils passent dans mon cœur; leurs traits s'unissent puis se différencient, chacun se confond un instant avec l'Indien de mon enfance, puis s'en distingue.

Alors je me lève : moi aussi je passe et m'efface. Je fais quelques pas, puis reviens.

Nobles Indiens! Ayant au cœur la beauté du totem de leur tribu, ils se sont élevés jusqu'à l'amour vrai par la splendeur du sacrifice. En hommage à ceux qui ont donné leur vie, sur l'écorce, au-dessus de la tête de renne, je trace une croix.

Postface

James Evans revint en Angleterre. Epuisé par des fatigues exceptionnelles, il avait le plus grand besoin de repos. Mais il redoutait de rester inoccupé; il revoyait sans cesse devant lui, disait-il, le visage de Hassel mourant. Il entreprit une tournée de conférences pour faire connaître les triomphes de l'Evangile parmi les Peaux-Rouges.

Le dimanche soir 22 novembre, il présida une réunion missionnaire à Hull, sa ville natale. Les très nombreux auditeurs, enthousiasmés par ses descriptions extraordinaires, se montrèrent insatiables; refusant de quitter le temple, ils réclamaient inlassablement de nouveaux récits. Malgré sa fatigue, «l'Apôtre du Nord» dut parler pendant des heures.

J. Evans et sa femme se retrouvèrent ensuite chez des amis. Malgré l'heure tardive, ils s'entretinrent de la possibilité de retourner auprès des Indiens de la Baie d'Hudson. Mme Evans dit à son mari: «Quelle joie de penser au retour à Norway House! Cependant j'ai le pressentiment que nous ne reverrons jamais nos chers Indiens». Il la regarda en souriant paisiblement, et répondit: «Eh bien ! le ciel est aussi près d'ici que de Normay.Fiouse». Subitement il s'affaissa, et mourut sans un gémissement. Il avait quarante-cinq ans.

Le 25 novembre 1846, James Evans, l'Apôtre du Nord, fut enseveli dans le temple de Hull.

FIN du récit TERRES GLACEES

 


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