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Juif errant... Juif héraut

Deuxième partie: voyages d'un juif héraut - Les Juifs et la Nouvelle Alliance.

Chapitre 16

Au début des années soixante, quand j'arrivai à Marseille, je ne jouissais pas encore de me savoir moins seul dans cette foi marginale parmi les miens. Je ne connaissais ni Paul, ni Jacques; René Bloch était mort, et Leibj habitait désormais à Paris. Je continuai donc, seul, à distribuer mes Nouveaux Testaments, à aider les familles dans le besoin, à visiter mes nouveaux amis de Marseille. Le foyer d'accueil sur lequel j'avais compté m'avait été refusé, pour des raisons hélas peu avouables: nos nuques – juives ou non – étaient encore trop raides!

Ma solitude ne fit qu'augmenter, quand ma si précieuse Adeline nous quitta, en d'amères souffrances – d'un cancer – quatre ans après notre arrivée en France. Nous avions reçu une jeune femme, Valérie, venue nous aider dans notre tâche. Elle était repartie bientôt, pour se marier. La vie! Mais elle était revenue avec son mari, pendant un temps. Ma fille et mon gendre avaient à leur tour quitté le Maroc, juste avant la mort d'Adeline, pour nous rejoindre. Mon gendre, José, était l'un de mes anciens élèves, du temps où j'enseignais dans un Institut biblique à Tanger. D'ailleurs, à Marseille, l'essentiel de mon activité consistait à corriger des cours bibliques par correspondance.

J'avais retrouvé Jean, mon menuisier de Casablanca, et nous avions participé ensemble aux débuts d'une assemblée évangélique dans un quartier de la ville. Mais après la mort d'Adeline, rien ne m'attachait plus à la cité phocéenne. Je me remis donc à voyager, en France, en Espagne et au Portugal. Puis je déménageai à Nice, en 1972, où je devais me marier avec ma seconde femme: Mireille. Nous nous étions rencontrés à Paris, mais Mireille connaissait l'Algérie aussi bien que moi: c'est là qu'elle avait toujours vécu avant de venir en France. Elle était également parente avec René Bloch, certes par le biais d'une alliance compliquée, mais tout cela nous avait rapprochés. Mireille devint ma compagne de voyage, pendant de très longs kilomètres qui s'allongent encore aujourd'hui.

Je retrouvai bientôt une occupation à ma convenance. On m'appelait au Danemark, où s'étaient réfugiés de nombreux Juifs expulsés de Pologne après la Guerre des Six Jours, ou mis à mal par les convulsions politiques que connut alors ce pays. Le Danemark avait été l'un des seuls pays d'Europe à s'être ouvertement opposé aux lois nazies: le roi, suivi par tout son peuple, avait énergiquement refusé la discrimination antisémite; ensemble, ils avaient manifesté avec courage leur mécontentement lors d'une marche publique dans les rues de la capitale. Cette attitude sauva les Juifs du Danemark pendant la seconde guerre mondiale, et il était normal que leurs coreligionnaires cherchassent refuge dans ce même pays au cours des années suivantes. Une organisation chrétienne, qui venait en aide aux réfugiés, nous avait contactés pour nous occuper des Juifs polonais. Avec Leibj, nous sommes allés sur place, pour assister à une conférence du directeur de cette organisation; il s'appelait Nathaniel Hirsch...

Cet homme, né en Lithuanie au siècle dernier, émigra au Danemark, peu après son frère aîné, pour fuir les pogromes russes. Il rencontra alors des Juifs chrétiens, mais il se rendit rapidement en Norvège pour chercher du travail. C'est en lisant la Bible, et le Nouveau Testament donnés par ses amis danois, qu'il fut progressivement convaincu que Jésus était le Messie de son peuple. Puis il rencontra providentiellement un autre Juif messianique qui l'aida à ne pas avoir honte de sa foi, mais à l'exprimer ouvertement sans craindre les remarques désobligeantes.

Il suivit alors un cycle d'études de théologie, puis il revint au Danemark pour retrouver sa famille, qui le rejeta d'abord. Il aida les Juifs démunis qui ne cessaient d'affluer dans ce pays, et il entreprit bientôt de leur apprendre le danois pour faciliter leur intégration dans la vie sociale. Il organisa enfin des camps de vacances pour les familles les plus pauvres. Mais il lui manquait un compagnon, juif comme lui et croyant en Jésus, capable de parler yiddish et polonais pour accomplir ce travail qui l'absorbait corps et âme. Il fut alors convenu que je viendrai régulièrement à Copenhague pour les aider. Leibj s'engagea également pour un temps, mais il se désista assez vite pour concentrer son effort sur Paris.

Pour éviter de trop longs déplacements, nous crûmes bon de déménager à Paris. Je poursuis cette même activité, qui s'est étendue aux pays de la Scandinavie, aujourd'hui à peine ralentie par les récents bouleversements survenus en Europe centrale. En Suède, j'ai retrouvé des Juifs originaires de Lodz, dont certains sont tailleurs comme je le fus autrefois, mais qui portent, sur leur bras, un numéro tatoué indélébile... Sur leur demande, je continue de leur offrir non plus seulement des Nouveaux Testaments bilingues, mais aussi des Bibles en yiddish ou en hébreu.

A part quelques incursions répétées en Espagne et au Portugal, trois faits majeurs vinrent encore bousculer mon existence, en douceur, sur mes vieux jours.

Trois voyages, encore. Trois pays. Israël d'abord, en 1971 et dans les années quatre-vingt. Je suis parti, la première fois, de Marseille, en bateau. Les quatre jours de voyage jusqu'à Haïfa, via Chypre, me parurent interminables: j'avais hâte de voir le pays de mes ancêtres! Il n'est pas de mots suffisants pour décrire mon émotion quand j'aperçus se profiler, au loin, les hauteurs massives du Mont Carmel. Je pleurai.

Vingt-cinq ans avant notre arrivée, un bateau désormais célèbre, rebaptisé l'Exodus, était parvenu jusqu'à ces côtes tant attendues et rêvées. Des milliers de rescapés des camps de la mort, des hommes et des femmes, des enfants et des vieillards, s'étaient entassés clandestinement dans un cargo de fortune dans le port de Sète, en France, pour gagner la Terre Promise. Mais les Anglais, présents dans cette Palestine dont ils avaient la charge, avaient limité l'immigration des Juifs. La Grande- Bretagne, l'un des rares pays d'Europe où notre peuple fut épargné pendant la seconde guerre mondiale, allait se couvrir de honte dans l'affaire de l'Exodus: les soldats anglais arraisonnèrent le bateau au large de Haïfa, puis ils l'obligèrent à faire demi-tour et l'escortèrent jusqu'à Marseille.

A bord, privés bientôt du ravitaillement nécessaire à leur survie, les malheureux passagers durent se rendre aux autorités. Ironie de l'histoire: ils furent envoyés en Allemagne, près de Hambourg, dans des camps de transit. Plus tard, ils durent encore faire escale à Chypre, toujours logés sous tente, avant de gagner le petit pays déjà déchiré par sa première guerre, dès le jour de son indépendance.

Comment ne pas songer à tous ces événements? Comment rester insensible en découvrant le Mont Carmel qui domine Haïfa? Du haut de cette montagne, Elie avait défié les faux dieux et montré sa foi au Dieu d'Israël, il avait aussi vu le premier nuage chargé d'une eau espérée après trois ans et demi de sécheresse. Haïfa, cité des Juifs rescapés de l'impitoyable génocide, qui leur offre le repos sur ses plages, le travail dans son industrie et son port.

Israël! Je pris plaisir à découvrir ces paysages anciens et nouveaux. Le Néguev, parcouru en de mémorables moments par les enfants d'Israël délivrés de l'esclavage en Egypte : quarante ans d'attente, pour n'avoir pas eu confiance en leur Dieu pourtant infaillible; désert toujours silencieux et solennel, parsemé de kibboutzim verdoyants et fructueux, irrigué par l'eau – capturée et détournée – du paisible Jourdain.

L'antique port d'Elath, sur la Mer Rouge, sa faune marine bigarrée qui célèbre la gloire de Dieu, à sa manière, sous le regard des perpétuels estivants. Et la verte Galilée, paysage mémorial encore relativement épargné par la civilisation, son lac délicieux sous le sévère Golan, ou le majestueux désert de Judée, tous deux parcourus un jour par le plus grand des prophètes, le roi des rois en son humble mise, par Jésus le Messie. «Galilée des Gentils» désormais partagée par les Juifs qui l'ont cultivée depuis un siècle, les ardents colons d'Europe centrale et leurs petits-enfants, dont les prouesses agricoles et technologiques sont aujourd'hui convoitées et exportées.

Je conserve un souvenir particulièrement profond de ce pays, car il fait partie intégrante de l'histoire de mon peuple. Israël! Terre autrefois foulée par Abraham, Isaac et Jacob à qui Dieu avait promis une contrée dont ils n'avaient vu – et possédé – qu'une humble part, un champ avec une caverne creusée à même la roche, une sépulture. Israël! Royaume gouverné, en l'an mille avant Jésus, du nord au sud (de Dan à Beersheva!) par le Roi David puis son fils Salomon, depuis une capitale que j'allais découvrir – malgré l'anarchie des chauffe-eau solaires et la forêt d'antennes de télévision! – les yeux toujours embués: Jérusalem.

Je songeai alors aux chevaliers croisés qui fuyèrent leur terroir sans cesse disputé, la médiocrité d'une foi et d'un honneur dépréciés, pour en reconquérir de soi-disant plus neufs et plus glorieux, en orient, à Jérusalem; dans un bain de sang. Les pauvres, nourris de chimériques espoirs, les suivirent avec passion, souvent sans atteindre le but. En route, ils décimèrent de nombreuses communautés juives sur leur passage, hommes femmes et enfants. S'ils se montrèrent en certains points remarquables dans leur élan, les croisés n'en furent pas moins trompés d'emblée par les illuminés qui prêchaient la reconquête d'un tombeau vide, et d'un royaume que Jésus n'avait pas revendiqué pour sien, sur cette terre, nulle part. Au contraire, il avait condamné l'usage de l'épée chez ses disciples désireux de le défendre, ou de justifier leur foi en lui. Le pauvre Pierre l'avait appris à ses dépens, dans le sombre jardin de Gethsémani.

Israël jadis décadent, averti par les prophètes Esaïe ou Jérémie, détruit et déporté par les farouches Assyriens et Babyloniens au huitième et sixième siècle avant la venue du Messie Jésus; Israël, habité et reconstruit par Esdras et Néhémie, consolé par la mansuétude de son Dieu qui ne tolère pas le mal, mais qui sait pardonner.

Et je voyais maintenant la muraille crénelée de la vieille ville de Jérusalem, érigée ou rénovée au seizième siècle par le Turc Soliman le Magnifique; la porte de Sion, criblée comme une pierre calcaire longtemps exposée aux intempéries, qui portait encore les stigmates des combats de 1948, ou de six longs jours, en 1967. Trois quartiers, dans la vieille ville: juif, musulman et chrétien...

Israël offert, en 1947, par les nations qui l'ont occupé pendant de longs siècles, aux fils d'Abraham, juifs et arabes. Deux états, l'un juif l'autre palestinien, aux frontières qu'on eût dit tracées par un aveugle. Joie pour les uns enfin pourvus d'une patrie après l'errance bi-millénaire, refus pour les autres. Mésentente, crimes. Kibboutzim dévastés, colons juifs massacrés par les Arabes. Deïr Yassin, un village arabe, des hommes, des femmes et des enfants, assassinés par des extrémistes juifs trop impatients d'avoir leur état. A Munich, en 1972, les Jeux Olympiques: onze Israéliens tués par un commando palestinien; l'année suivante, la guerre, le jour de Yom Kippour: deux armées arabes lancées, au nord et au sud, contre le petit état hébreu qui fait silence, qui chôme, qui prie ce jour-là. Un rayon de soleil en 1979, un accord, une frontière, Camp David: la paix est signée avec l'Egypte. Et depuis, la guerre du Liban, les attentats, les pierres, les scuds irakiens...

Israël déchiré: Jésus aurait peut-être pleuré, aujourd'hui, en contemplant la ville contestée depuis les hauteurs de Gilo; depuis ce quartier magnifique en sa parure de pierre blanches rosies par le soleil couchant, qui surplombe l'antique cité noyée dans la nouvelle – immeubles du monde entier –, qui domine, adossée à l'une des collines arides de Judée, une bourgade aux allures arabes: Bethle'hem. Jésus pleure, comme autrefois Rachel sur ses enfants... Juifs et Palestiniens, deux peuples, aimés de Dieu comme le sont tous les hommes, pour une terre, trop exiguë, semble-t-il...

Depuis des siècles, à Jérusalem, on se dispute un quadrilatère que le monde tient aujourd'hui sous son regard inquiet. Mais ce n'est pas seulement sur cette montagne, disait le Sauveur, ou sur une autre – en Judée, en Samarie, ou ailleurs –, que l'on doit adorer le Tout-Puissant. Notre adoration ne doit pas être encombrée de cette pesanteur physique; elle doit être vraie, et donc spirituelle, mue par cette pesanteur morale dont l'admirable philosophe, Simone Weil, disait «qu'elle nous fait tomber vers le haut»... De son trône élevé qui se dérobe à nos regards trop humains, de la Jérusalem céleste, Jésus se réjouit sans doute de voir des hommes et des femmes, Juifs et Arabes, prier ensemble le Dieu éternel en son nom, en sa personne.

Ce sera pour moi le plus grand choc de mon plus grand voyage : à Jérusalem, à Haïfa, à Tel-Aviv, à Tibériade, partout dans le pays, des Juifs partageaient cette même foi au Messie né à Bethle'hem. J'avais cru être le seul Juif – avec le pauvre René Bloch – à croire en l'Homme de Nazareth, un jour, avant la tempête nazie. Nous sommes des dizaines de milliers dans le monde, et des tout petits milliers en Israël, malgré le plus barbare des épisodes de notre histoire... Parmi nous, aux Etats-Unis, en Europe ou en Israël, des rescapés des camps de la mort: Ra'hmiel Frydland, Eliezer Urbach, Rose Price... dont certains eurent le courage de pardonner à leurs bourreaux qui imploraient personnellement leur clémence, quand ils furent terrassés et transformés par l'amour du même Messie. Cela tient du miracle. «Si cette oeuvre dure», disait le sage Gamaliel...

A la faveur de ce mouvement récent – ce retour des Juifs à la foi en Jésus – fut créée l'Alliance des Juifs-Chrétiens, dont une branche vit bientôt le jour en France. Cette association, qui avait pour but de nouer des liens entre nous, et de rendre plus harmonieuses les relations avec les églises, deviendra bientôt (en 1980) l'Alliance Française des Juifs Messianiques. J'en suis toujours le vice-président; je n'ai jamais voulu dépasser cet honneur, je ne suis pas fait pour ces choses trop compliquées! Mais j'ai eu l'immense privilège de visiter d'autres Alliances à l'étranger, toutes membres d'une Alliance désormais internationale (depuis 1983), aux Etats-Unis notamment où je devais découvrir l'un des rassemblements de Juifs messianiques le plus dynamique de notre récente histoire.

Messiah College, près de Philadelphie, Pensylvanie, le 27 juin 1981. Nous étions près d'un millier, des Américains, des Canadiens, des Anglais, des Français et des Israéliens, de tous les âges. Pour nous – Jacques Guggenheim m'accompagnait – c'était une véritable découverte: nous avons prié, chanté, réfléchi ensemble avec des mélodies, des paroles, des références qui appartenaient à notre folklore traditionnel, ou récemment composées avec le souci de conserver nos «couleurs» culturelles. On pouvait observer, parmi nous, une très grande diversité de comportements: les uns portaient une kippa, la calotte que nous mettons sur la tête, et priaient en revêtant le talith, le châle de prière; d'autres ne possédaient ni l'une ni l'autre.

Plusieurs demeuraient assez scrupuleux quant à l'observance des règles alimentaires, mais pour nombre d'entre nous, cela ne revêtait pas une importance particulière. A peu près tous reconnaissaient être circoncis ou circoncisaient leurs enfants: dans ce domaine, les disparités étaient plus rares. Liberté donc, à condition de concentrer notre effort sur l'amour dû à notre Dieu et nos semblables.

Nos attitudes différaient en fonction du milieu duquel nous étions issus, assimilé, orthodoxe, ou de toutes les sensibilités intermédiaires possibles! Cependant, nous avions tous une conscience plus aiguë de notre identité juive que par le passé. Le danger qui nous guette peut-être, et qui fut hélas fatal à quelques-uns d'entre nous, serait de monter en épingle cette réalité, de nous enfermer sur nous-mêmes sans plus cultiver aucun lien avec les non-Juifs, de nous considérer comme «supérieurs». Mon cher Leibj avait dangereusement frôlé ce précipice vers la fin de sa vie, et nous avions dû en parler très sérieusement, comme l'apôtre Paul l'avait fait envers saint Pierre qui glissait sur cette même plaque d'argile.

Le mouvement de balancier, bien connu quand les situations extrêmes le favorisent, représente un risque véritable. Que l'on nous ait privés de notre âme, dans l'Eglise, pendant des siècles, est une indéniable réalité. Mais doit-on aller plus loin que cette reconquête de notre véritable visage, aujourd'hui accomplie ou en cours d'accomplissement? Et n'est-il pas vrai qu'être juif, c'est avant tout, selon les critères bibliques, entrer dans l'alliance – désormais nouvelle et éternelle – que Dieu nous propose?

Nous sommes donc juifs, et fiers de l'être, sans honte, mais sans orgueil. Il nous suffit d'être reconnus comme tels par nos frères non-juifs, sans plus risquer l'assimilation pure et simple, ou le séparatisme, pour que le Corps que nous formons ensemble ne soit pas atrophié. Combien il est difficile de trouver l'équilibre! Des rassemblements comme celui de Messiah College, où nous entendîmes à peu près ces mêmes propos, doivent nous y aider. Nous avons bon espoir, quand bien même tout ne serait pas encore gagné: comme au premier siècle, certaines tensions subsistent dans l'Eglise universelle. Il faut redoubler d'efforts!

Quand je visitai mes frères aux Etats-Unis, cette organisation était alors en pleine mutation. Depuis un siècle, le nombre de Juifs messianiques augmentait avec régularité, mais le mouvement avait gagné de l'ampleur à la fin des années soixante, quand de nombreux jeunes Juifs l'avait découvert sur les campus universitaires alors survoltés. Il fallut moins de dix ans pour que le désir de créer une structure nouvelle et mieux adaptée à ces nouveaux croyants devienne une réalité.

Aujourd'hui, en 1991, on dénombre aux Etats-Unis entre quatre-vingt et cent mille Juifs messianiques, dont une partie, renforcée par des chrétiens non-Juifs intéressés par cette démarche, s'est jointe aux assemblées messianiques nouvellement constituées, surtout dans les quartiers à forte densité de population juive. Les autres, encore très largement majoritaires, ont préféré demeurer membres des différentes communautés chrétiennes, plutôt protestantes. En France et en Europe, nous souffrons d'être relativement marginaux, et peu connus, ou seulement reconnus! Nous sommes toujours, de la part de nos parents juifs, l'objet d'une certaine suspicion dans notre pays plus proche du théâtre de l'infâme génocide, des souffrances multi-séculaires que nous avons endurées. Les non-Juifs ont parfois du mal à accepter ou comprendre notre présence, et cette attitude, en occident, trahit la faiblesse d'une foi chrétienne qui s'étiole, dépassée par une conquête intellectuelle et scientifique dont elle aurait dû être le fer de lance, mais qu'elle a négligée, ou empêchée; en lui léguant toutefois, consciemment ou non, ses valeurs morales aujourd'hui bafouées. Piètre confortable avenir...

Heureuses et noires années, en cette dernière décennie où des divergences d'opinion troublèrent nos relations. Nous prenions malgré tout plaisir à nous retrouver, à cultiver notre foi au Messie «Yeshoua»

Tristesse insondable, qui se prolonge, quand Leibj nous quitta définitivement pour rejoindre, dans la paix, une autre patrie que je ne puis vous décrire; le royaume des cieux, disait Jésus. J'éprouve une immense joie à voir mes frères réunis en une même foi dans le monde entier, deux centaines de milliers peut-être, une joie presque sans faille. N'était l'incompréhension de mes frères de sang, dont certains nous refusent jusqu'au droit d'exister, elle friserait la perfection; mais ce serait sans tenir compte d'un dernier coin d'ombre...

1987: un voyage encore, obligé, en Pologne. Que dire? Nous gagnâmes Copenhague, puis la Suède où nous traversâmes la Baltique pour rejoindre Gdansk. Fouille sévère à la frontière: Jean-Paul II rendait visite à son pays natal; tous les touristes étaient suspects. Je ne lui en voulais pas, pourtant. Seulement reconnaître l'horreur, qu'une courte prière à Majdanek n'a certainement pas exorcisée. En 1946, un an après la révélation du génocide, à Kielce, un pogrome fit quarante-deux morts... A l'heure où nous écrivons ces lignes, l'actuel président polonais, Lech Walesa, est en Israël pour demander pardon à la nation juive, au nom de son peuple et de son pays. Il faudra, plus que des paroles, de véritables fruits après cet – appréciable – amendement, pour nous convaincre et combler les fossés qui nous séparent. L'antisémitisme, en Pologne, est encore loin d'être extirpé des cœurs.

Le Vatican ne reconnaît toujours pas l'existence de l'état juif. La grande église a toutefois un cardinal juif polonais, Jean-Marie (Aaron) Lustiger, archevêque de Paris, qui n'oublie pas ses origines, qui a perdu sa mère dans un camp de concentration; le même, peut-être, que celui où ma sœur...

Nous visitâmes trois villes: Varsovie, où l'un des plus éminents responsables des communautés juives de ce pays nous fit part de son désarroi: les Juifs se sentent seuls. Cracovie et son vieux quartier, autrefois noir de lévites et de casquettes, aujourd'hui désert. Une femme entre deux âges se trouvait là, une Américaine: son père était mort dans le ghetto de Lodz, il aurait eu mon âge. Elle pleurait.

Lodz, enfin, ma maison grise, seule pour témoigner de mon passé, monument insignifiant et sans valeur, mais si précieux pour l'inconnu que j'étais dans cette rue peu fréquentée. Avec un chirurgien et sa fille, avertis par un ami de ma présence en ce lieu, nous évoquâmes des souvenirs. Je leur racontais mon histoire, mon enfance, mon départ...

Reste une chanson d'un autre monde, d'un autre âge, écrite en yiddish avant le désastre de la Shoah, des paroles, un prénom:

Dans la ruelle, au loin, une maison, silencieuse;
Au dernier étage, là, habite ma douce Reisele chérie.
Je viens, chaque soir, je rôde autour de la maison,
J'appelle, je crie: «Reisele! Viens! Viens! Viens!»

La petite fenêtre s'ouvre, la vieille demeure s'éveille,
Et bientôt les rues silencieuses résonnent,
C'est la douce voix de ma Reisele:
«Attends un petit peu, mon bien-aimé,
Je serai bientôt prête!
Fais encore le tour de la maison,
Une fois, deux fois, trois fois !»

Alors je m'en vais, joyeux, en chantant...

J'ai fait le tour de ce monde, je n'ai jamais revu Reisele. Si profonde qu'elle soit en ce jour, ardente et savoureuse, ma joie est donc encore assombrie: le monde de notre enfance a disparu...

La vie me sourit toujours – une faveur –, éclairée par un amour divin que l'éternité même ne pourra jamais entamer: j'ai confiance en Celui qui a promis d'essuyer toutes nos larmes, un jour...

 


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