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L'héritage du christianisme face au XXIe siècle

Francis A. Schaeffer
Editions La Maison de la Bible

Postface

par Udo Middelmann

A la fin des années soixante-dix, Francis August Schaeffer publiait How Should We Then Live?, un ouvrage accompagné d'une série de films illustrant, à travers l'histoire, la relation entre la pensée des gens, leur point de vue sur le monde, leur cadre conceptuel et leur manière d'agir. La perspective chrétienne sur Dieu et sur l'homme, la vie et la mort, l'individu et la société, la loi et la liberté, la signification de l'histoire constitue le thème central du livre et des films. La Bible offre plus qu'une simple persuasion personnelle; elle a formé un peuple, l'Eglise, bouleversé un continent, l'Europe gréco-romaine avec ses coutumes antiques, païennes et tribales, devenue une société remarquable dans les arts, les sciences et le droit.

Les idées ont des conséquences; elles affectent le style de vie dans la réalité. Cette donnée paraît simple mais, pour beaucoup de nos contemporains, elle a ouvert la porte à des situations qu'ils ne comprennent plus. A la suite du Siècle des lumières, le monde de la pensée a été séparé de celui des faits objectifs, de l'économie, des mathématiques et des coutumes, soumis aux lois rationnelles. La foi, reléguée au domaine privé de la religion et des opinions personnelles, reste sans influence pratique sur la manière de vivre des gens.

De nombreux chrétiens vivent cette dichotomie. Les résultats de leurs choix quotidiens et de leurs vertus personnelles reflètent leur soumission à Dieu et sont vus comme des bénédictions, des signes de grâce merveilleux et quasi surnaturels, mais sans impact sur l'ordre de la société, l'éthique du travail, les relations sociales, la législation, la compétitivité et la prise de risque, les droits privés et les responsabilités publiques. Où se situe, dès lors, la différence avec l'homme moderne, héritier des Lumières? Au demeurant, Francis Schaeffer fait preuve d'originalité quand, le premier, il établit la relation directe entre la pensée, les valeurs et le comportement. Ici, nul raccourci, nulle solution de facilité.

Cet ouvrage aura permis de recentrer l'étude de l'histoire, même si ce n'est pas là son premier objectif. Schaeffer a comparé le point de vue sur Dieu et sur le monde à un courant aux effets mesurables dans la vie quotidienne et le fonctionnement de la société. Mais les prémices et les observations de Francis Schaeffer seront peut-être discutés là où les événements ont pris une tournure différente. Il a fait preuve d'imagination mais il n'a jamais prétendu au rôle de prophète, ni à celui de dépositaire d'une révélation particulière. Sa proposition centrale, celle qui traverse tout l'ouvrage, est confirmée: les idées ont des conséquences!

C'est l'heure de dresser un pont entre la première édition américaine de How Should We Then Live? et notre époque de changements dramatiques que l'auteur a pressentis, sans les voir: la chute du mur de Berlin et l'effondrement de l'Union soviétique. Qui, à sa place, aurait pu imaginer les conditions propres à leur déroulement?

Le propos de Francis Schaeffer était de souligner le pouvoir de répression soviétique à l'intérieur et la politique d'agression idéologique et militaire hors des frontières. Fondant son analyse sur les expériences politiques passées de l'histoire du XXe siècle, il a vu comment les idées léninistes et néo-staliniennes ont été imposées à des populations peu instruites et sans fondement chrétien, au sein d'une société à la croissance économique nulle.

Il lui était impossible de prévoir l'émergence du fondamentalisme islamique, si violemment opposé à la science, à l'économie et aux influences de la démocratie et du système politique inspiré par la pensée judéo-chrétienne occidentale.

How Should We Then Live? décrit le monde bipolaire de la guerre froide; la montée des nouveaux nationalismes n'y est pas mentionnée. Dans un monde frappé par la chute d'Adam et Eve, Francis Schaeffer était trop réaliste à l'égard du péché et du mal pour partager l'enthousiasme des élans pacifistes de son époque. Seule une résistance énergique vaincrait le communisme. Il était conscient de l'importance d'une préparation militaire pour défendre l'être humain et les libertés nécessaires à son développement, à l'enseignement du christianisme et à la préservation de ses résultats dans la vie quotidienne du peuple.

Mais la résistance aux méfaits du marxisme-léninisme impliquait d'autres «armes» encore. Combien de fois n'ai-je pas entendu Schaeffer suggérer que le régime soviétique ne devait pas seulement être confronté à la résistance de la force militaire et à la compétition sur le marché des biens de consommation, mais aussi à l'échange des idées! Pour lui, l'Occident eût été bien avisé de diffuser vers l'Europe de l'Est, par la voix des ondes, non seulement des informations mais du jazz, expression vivante de l'affirmation humaine et chrétienne de l'importance de l'individu, de la créativité, de l'improvisation, de la forme et de la liberté! Schaeffer en était convaincu: les idées sont une force capable d'influencer notre action. En définitive, la résistance militaire à la menace soviétique, la compétition sur le marché des biens de consommation et la libre circulation des idées viendraient à bout de l'étouffement des libertés.

En échange de la garantie des frontières de 1945 en Europe, la Russie accepte, en 1977, la fameuse corbeille d'Helsinki sur la libre circulation des personnes, de la presse et des idées à l'intérieur de sa zone d'influence. Le mensonge de la supériorité de l'Homo sovieticus et de la société socialiste ne peut plus tenir très longtemps, confronté qu'il est à l'influence des touristes à l'âge de la retraite, aux échanges culturels et académiques, aux programmes radiophoniques diffusés sans relâche par la BBC et la Voix de l'Amérique, aux magazines de la presse écrite, à Coca-Cola et aux jeans Levi's. Des scandales économiques, politiques et moraux éclatent au grand jour; le vide de la structure intellectuelle du marxisme et l'échange d'informations sur la cruauté massive de l'Etat induisent un processus de déstabilisation progressive des convictions et de l'ordre public (les gens ont moins peur!) et ébranlent la confiance dans le système.

L'appel de Gorbatchev à l'ouverture provoque précisément ceci: plus d'ouverture! La poursuite du présent et de l'intérêt de soi remplace celle de l'idéal de l'avenir socialiste et de l'avancement de l'humanité. L'appel permanent au sacrifice pour investir pour les générations futures, très lointaines, et pour financer l'effort militaire contre les «impérialistes» est désormais considéré comme participant de ce mensonge de l'Etat pour expliquer les catastrophes provoquées par l'idéologie léniniste.

L'auteur ne pouvait pas deviner les événements particuliers qui suivraient la route de l'histoire, mais sa proposition fondamentale est renforcée: les gens agissent à partir de leur point de vue sur le monde, qui ne se résume pas à une déclaration de foi, ni à une identité confessionnelle, ni même à une orientation théologique ou philosophique sophistiquée enseignée dans une université prestigieuse. C'est une paire de lunettes à travers laquelle les structures de la vie sont considérées, la réalité et l'intention expliquées, les idées et les mœurs modelées, les choix significatifs effectués – avec leurs conséquences réelles – dans l'histoire.

Francis Schaeffer n'a pas utilisé les mots trompeurs du postmodernisme ou du déconstructionnisme, mais il a compris leur impulsion en observant le mouvement croissant de recherche du seul intérêt personnel dans la vie privée et sociale, comme dans les loisirs. Nous serons exposés à un champ de possibilités plus ouvert dans un monde plus large, incluant d'autres religions, et à une bataille globale dans le domaine des mœurs. A ses yeux, notre culture n'a plus les fondements intellectuels suffisants pour répondre à un défi qui exige courage et réflexion.

La radio et l'automobile ont apporté, dans les années trente, leur lot de solutions de rechange pour la vie de tous les jours, même si cette évolution a parfois présenté des aspects discutables. A défaut de critères rationnels et moraux pour évaluer les nouveautés, il ne reste que la sensualité et l'envie, l'avantage maximal que nous en retirons, ce que nous craignons de perdre si nous y renonçons.

On assiste, à la fin du XXe siècle, à un déclin de l'idéologie des Lumières – un monde meilleur, le progrès de l'humanité. L'intérêt se limite désormais à l'individu, à son profit, à sa tranquillité et à son petit bonheur. A quelques différences près dans la pratique, les préoccupations sont avant tout de l'ordre du quantitatif et de l'individuel, plutôt que de celui de la morale et de l'intellect!

Pour Francis Schaeffer, seul le point de vue biblique ouvre une perspective sur la vie dans le monde réel et sur la vérité objective. Sans un renouvellement constant de ce point de vue, le tapis serait retiré progressivement du sol de notre réalité humaine familière.

La Bible affirme la valeur de l'individu. Elle encourage la lutte contre la mort, le combat pour toutes les dimensions de l'existence, et pas seulement pour la réussite, la richesse et le bien-être physique; loi fondamentale contre l'égoïsme, elle requiert une affirmation de soi disciplinée contre l'hédonisme ou certaines formes de déterminisme et de refus de la spiritualité.

Francis Schaeffer a mis le doigt sur les conséquences tragiques de l'érosion de ce fondement biblique pour l'Eglise et la société. Pour citer un exemple, le programme d'assistance au suicide du docteur Kevorkian est une distorsion des droits de l'homme. Ce praticien préfère se faire l'avocat du droit du malade à agir en fonction de ses émotions dépressives que du droit des professions de la santé d'appliquer des soins avisés envers les plus souffrants, trop faibles et déprimés pour décider par eux-mêmes. Le privilège d'assistance des proches, de la famille, des amis, déjà peu reconnu, est franchement laissé de côté dans une société égoïste où les valeurs de confort et d'abondance sont reines, où les devoirs et les responsabilités sont des fardeaux.

Aux Pays-Bas, le corps médical et les parlementaires débattent actuellement de la légalisation de l'euthanasie active, pour l'autoriser même sans le consentement des proches, si les professionnels de la santé la jugent préférable sur le plan social, économique et à la lumière des relations existantes ou passées au sein de la famille. L'assistance au suicide est désormais dépassée. Cette pratique a aussi ses partisans dans d'autres pays.

En Suisse, sous le patronage du gouvernement fédéral, des drogues sont distribuées à certains toxicomanes. Ces jeunes sont considérés comme des malades; ils ont besoin d'assistance et de leur dose hebdomadaire. Les stupéfiants ne sont pas la cause de la maladie. A l'instar du débat sur le sida, les problèmes liés au style de vie ne sont pas abordés, ni d'ailleurs l'origine de l'infection. Des choix moraux sont nécessaires pour éviter la contamination: les comportements sont seuls responsables du syndrome immunodéficitaire acquis. Mais il est plus convenable de présenter le sida comme une épidémie, inévitable par définition, comme l'est la grippe ou la tuberculose.

La véritable nature de l'homme est sournoisement dévaluée quand il est réduit à un être spirituel, à une âme, sans considération de son existence réelle et physique dans l'espace et le temps ou, inversement, quand seuls comptent les biens matériels et les besoins physiques. Chez beaucoup de chrétiens, la réaction à l'humanisme s'appuie sur une compréhension erronée de la valeur essentielle de la personne humaine. Deux raisons à cela.

La première repose sur une hypothèse non biblique : la vie serait sans valeur avant la conversion. Cette conception entretient la confusion entre le problème de la culpabilité et la réalité de l'ordre de la création pour des hommes et des femmes à l'image de Dieu. Chaque individu a une réelle valeur aux yeux de son Créateur – et pour son prochain!

Le rejet des facultés artistiques, intellectuelles, manuelles et sociales est la deuxième raison de cette mauvaise compréhension. Il convient certes de bien garder à l'esprit les distinctions importantes entre le bien et le mal, la beauté et la laideur, le vrai et le faux, la compassion et l'égoïsme, entre l'humain et le non-humain.

La question de la qualité n'est pas essentielle pour beaucoup de chrétiens. Seuls importent le péché et le salut. Craignant qu'une admiration des efforts et des réalisations de l'homme n'encourage la confiance dans les oeuvres, ils en viennent à refuser que Noé et Job, pour prendre ces deux personnages de la Bible, fussent des hommes honnêtes et justes au sens classique de ces mots, accomplissant des choses bonnes. Ils sont vus au travers de catégories relationnelles et morales et non comme des exemples d'humanité, doués de qualités réelles.

L'expérience de l'histoire souligne les failles d'un humanisme basé sur la grandeur et la bonté de l'homme. Notre siècle «humaniste» offre à cet égard une image bien affligeante. Hors du cadre intellectuel et moral du christianisme, toutes les idéologies privilégient des réalisations humaines sans absolus moraux et intellectuels. Des millions de vies ont été broyées par des idéologies en quête d'une nouvelle société. Dans le vocabulaire de Francis Schaeffer, il s'agit là de l'humanisme séculier. Où sont les motifs d'optimisme?

Mais il existe un humanisme chrétien. Il nous encourage à nous émerveiller de la «couronne de la création», l'être humain fait à l'image de Dieu et capable de bonnes choses, de choix, de sensibilité, de repentance, de sacrifice et d'altruisme. Il attache de l'importance à la pensée, à l'étude et à la santé, à la loi et à la responsabilité. Il se dresse contre les pouvoirs illégitimes, dans l'Eglise comme dans l'Etat, dans les forces de la nature comme dans celles du destin. Il met l'homme à sa juste place, au-dessus de la nature mais sous la dépendance de Dieu. Mais, sans la Bible, il ne reste que le tableau évolutionniste du progrès par le combat, l'élimination de la faiblesse, la quête hédoniste de plus d'outils et de jouets, d'avantages personnels, de droits individuels, dans la croissance du matérialisme et de l'intérêt des actionnaires en lieu et place d'une économie à visage humain. Ce sont les idées concernant les restructurations, les redimensionnements, la baisse de la production, idées pas nécessairement mauvaises en elles-mêmes. Elles peuvent secouer notre mentalité indolente et revendicatrice, sûre de ses «droits».

Quand seul l'examen de la dernière ligne d'un bilan détermine les décisions, la dimension humaine est très vite perdue. Face à cette évolution caractéristique de l'égoïsme, Francis Schaeffer a anticipé la permanence de deux valeurs, la «paix personnelle» et l'«abondance», en corollaire de l'abandon du cadre biblique. Dans son dernier livre, The Great Evangelical Disaster (Le grand désastre évangélique), il déplore que cette mentalité soit répandue dans les Eglises et qu'elle ne soit pas restée l'apanage du monde. Réduire la vérité à une notion toute personnelle, l'histoire à des anecdotes et des témoignages, la «volonté de Dieu» à des directives individuelles, la vie véritable à un parcours égoïste et sans peines, c'est adopter une notion très «privatisée» de la vérité.

Le partage remplace la démonstration, la profondeur des émotions recouvre l'intellect, les livres SUR la Bible occupent la place du Livre, la Parole de Dieu elle-même. Ainsi, les groupes d'étude biblique font appel aux explications et aux réactions des participants. Le public ne reçoit plus l'information qu'il est en droit d'attendre sur la vérité et le monde réel.

Une perspective aussi subjective explique la perte notable de la notion de vérité de Dieu: acceptation rapide du divorce et de l'avortement par des politiciens qui manient habilement le discours religieux et qui participent au petit déjeuner de prière organisé chaque année, en janvier, à Washington, en présence du président des Etats-Unis et d'une palette représentative du monde politique américain. Une telle manifestation peut masquer une multitude de péchés moraux et civiques.

Sans la Bible comme fondement de toute l'existence, les libertés générées par le christianisme sont graduellement minées. C'est pourquoi Francis Schaeffer n'a pas cessé de mettre en garde contre l'apparition d'un de ces dictateurs comme il en a tant vus sa vie durant. Mais il n'excluait pas une évolution plus subtile des événements, comme la tyrannie de la majorité qui peut se dégager du vote démocratique. Notre souci du bien commun a pu contribuer à la limitation de nos libertés. Nous savons nous mesurer dans l'usage de nos biens par respect pour l'environnement et de manière assez responsable envers les besoins vitaux des veuves et des orphelins, des chômeurs et des handicapés. Mais de gros intérêts sont ici en jeu. Les droits en faveur de catégories particulières d'électeurs exercent une pression grandissante sur l'usage responsable de nos libertés. La bureaucratie interfère en faveur de «droits» établis par des tribunaux et des habitudes, aux dépens des droits intrinsèques de chaque personne.

Au nom d'une égalité que les gens sont incapables d'atteindre quand ils sont libres d'agir à leur guise, d'épargner et de dépenser, ces «droits sociaux» fleurissent et provoquent en retour, paradoxalement, un ressentiment permanent ainsi que l'hostilité et la séparation entre les groupes sociaux. Les règles gérant ces droits peuvent être celles de la dictature de la majorité, ou de coalitions de circonstance entre minorités. Les gouvernements modernes se mêlent de la vie des citoyens avec un juridisme autrement plus sophistiqué que jamais auparavant, avec les meilleures intentions du monde d'ailleurs. Limiter les libertés produira simultanément une plus grande dépendance pour ceux dont les «droits» ont été définis, établis et défendus.

Un voyage aux Etats-Unis permet de se faire une idée des multiples entraves et contraintes exercées sur la vie de tous les jours par la législation et les règlements. Quand la loi de Dieu n'est pas dans les cœurs, le gouvernement doit imposer la moralité. Quand la compassion envers les pauvres est absente, l'imposition fiscale sert à la redistribution en faveur de programmes sociaux trop coûteux, où la charité n'est plus requise. Les relations personnelles sont remplacées par des obligations anonymes et des ordonnances légales.

Tout est bon pour légiférer: où manger et ne pas fumer, où traverser la rue et où marcher dans la forêt, comment utiliser le bus scolaire, dans quelles conditions les médicaments en vente libre peuvent être consommés à l'école... Dès le plus jeune âge, toute vie commence sous les lois! Pourquoi? En grande partie parce que la maîtrise de soi, la discipline et la rationalité ont été supplantées par une législation gouvernementale propre à garantir la protection de citoyens devenus irresponsables. Dans la rue, un passant est traité comme un enfant immature incapable de se prendre en charge. Les règles édictées sur les produits encouragent la stupidité du consommateur. Le moindre litige porté en justice devient une source de revenu. La recherche du bonheur n'est plus le désir primitif d'une vie morale, créative et responsable, mais l'expression du droit à l'égoïsme. Des actes et des pensées injustes – véritables problèmes de nature morale et intellectuelle – sont facilement excusés puisqu'ils seraient intrinsèquement liés au code génétique et aux conditions sociales, aux orientations ethniques, sexuelles, tribales. C'est un encouragement à ne considérer que l'individualité, isolée par rapport à un environnement plus large. C'est la réduction du bonheur à la possession de jouets, sans accomplissement autour de soi.

Des manipulations en tout genre existent dans d'autres pays. Des religions orientales exercent un réel pouvoir sur la vie des gens, menant au conformisme. En Russie, la population est soumise depuis longtemps aux pressions du système autoritaire de l'Etat et du clergé. Ce système fait barrage à la montée d'une génération cultivée capable de défier les élites privées et le monopole religieux qui phagocyte la vie du pays. En dehors du cadre biblique, une société de citoyens créatifs et responsables n'a jamais existé.

Dans des pays de tradition chrétienne comme les Etats-Unis, l'emprise sur les gens a souvent pris des formes encore plus subtiles. Plusieurs enquêtes ont mis en évidence les dangers de la télévision, dus notamment à la mauvaise qualité de l'information et à la véritable propagande instillée par des reportages unilatéraux. Les téléspectateurs ont néanmoins leur part de responsabilité : privés d'un cadre plus large d'observation et d'évaluation des programmes, ils sont prêts à faire de la vie et de la mort une distraction, à s'en amuser, acceptant sans distance critique les comptes rendus en images des événements, comme s'ils en avaient réellement été les témoins oculaires. Un esprit manquant de préparation et de discernement n'est bon à rien; il évitera la moindre appréciation critique de l'information télévisée.

Avec les échecs de l'éducation, l'absence de repères historiques et de mémoire, la stupide glorification de l'action aux dépens de l'évaluation, la faiblesse du débat dans une société si prompte à s'émerveiller, l'enseignement de la tolérance sans critères à l'égard de ce qui est en passe d'être admis, beaucoup de gens n'ont pas la moindre idée au sujet de ce qui est vu, proposé et produit au petit écran. Quand cessent les conversations, quand le jeu est plus important que l'intellect, quand les sports prennent la place du discernement, le développement du cerveau humain est en danger. Diverses études l'attestent.

La perception visuelle n'exige pas l'usage de l'intelligence pour la compréhension; ainsi, le cerveau réel n'est pas suffisamment stimulé. Les possibilités de développement de la prime enfance sont atrophiées et ne deviendront jamais actives; les outils, non utilisés, ne s'épanouiront jamais totalement, puis viendra l'âge où la fenêtre du développement se fermera.

Il en résultera une telle concentration sur l'individu – isolé – que l'«image» comptera plus que la réalité, le niveau scolaire plus que l'information utile et nécessaire sur le monde lointain. Les lieux communs et la poursuite de l'insignifiance offrent un traitement de l'actualité sans structure morale, intellectuelle, culturelle.

Les formes classiques de propagande se servaient de mots connus pour diffuser une information tronquée. Aujourd'hui, nous sommes exposés à un affaiblissement de la connaissance sur le monde réel. En focalisant sur le développement personnel, l'amour-propre et l'exploration, nous résolvons un problème qui existait dans les structures autoritaires. Le moi est au centre de notre univers, l'individualisme et les objectifs privés ont remplacé l'individualité héritée de l'Ancien Testament et mise en valeur dans toute la Bible. Si nous comprenons l'enseignement biblique, et à la lumière de l'histoire, nous donnons plus d'efficacité à notre engagement pour la réduction des souffrances et pour un réel changement, en nous détournant du mal !

Peu avant son décès, Francis Schaeffer est apparu préoccupé par la situation du tiers monde. En dépit de sa perception des problèmes, le temps lui a manqué pour réfléchir plus longuement au déclin de la discipline, de l'honneur, de la retenue et de la critique de soi dans sa propre culture. Il a été consterné par l'absence de coordination entre les oeuvres humanitaires et certains pays où la religion génère des conditions inhumaines à l'égard des pauvres. Dire que la pauvreté est le résultat de l'avidité des autres était trop matérialiste pour lui. La Bible insiste sur la création de la vie et sur le partage et la distribution s'ils sont l'expression de la générosité.

Francis Schaeffer serait certainement consterné par notre incapacité à mesurer le rôle des idées dans l'effondrement de l'ex-Yougoslavie. Les seules opportunités commerciales n'ont pas suffi à procurer sagesse et moralité. Il faut plus: une transformation des coeurs et de la mentalité. Avec sa spiritualité désincarnée, l'orthodoxie n'a jamais déclenché un appel au travail pour les laïcs, souvent laissés sur le bas-côté de la route avec un sentiment d'humiliation et d'exploitation, accentué par l'Etat athée de Lénine. Des partenaires tragiques se partagent un même Etat : un islam dépourvu de bonté et d'esprit de pardon, assoiffé de vengeance, où la main du voleur est coupée, et le nationalisme serbe, placé sous les prières des orthodoxes.

L'idée que les investissements suffisent à soutenir les changements en Russie aurait horrifié Francis Schaeffer. Pour lui, le procès public des idées et des pratiques du marxisme-léninisme et, à un second niveau, la transformation du monde culturel et moral étaient incontournables. Un peuple humilié et saigné par le pouvoir tsaro-orthodoxe puis par celui du marxisme-darwinisme a besoin d'une réelle perspective chrétienne et biblique.

L'aide financière et une religion sans contact avec la population ont conduit à la désillusion dans une société sans loi établie, sans règles civiles, où les gens n'ont pas été entraînés à réfléchir, à argumenter, à aller au-delà des seules compétences techniques, privés qu'ils ont été de toute notion d'un monde plus large, dont on les a coupés.

Francis Schaeffer rejetait vigoureusement l'optimisme dominant dans les milieux chrétiens occidentaux au sujet de statistiques servant à mesurer les conversions et la progression de la foi. Il a relevé la baisse du niveau de connaissances bibliques en dépit de la croissance de la participation à des groupes d'études bibliques ne demandant aucun effort intellectuel. Il a fréquemment mis en garde contre la contagion de la méthodologie existentielle dans l'Eglise, c'est-à-dire l'habitude de considérer un choix personnel comme le seul critère de lecture et de compréhension d'un texte, sans considération de l'intention de l'auteur envisagée dans un contexte plus large. Cette méthodologie existentielle, caractéristique des Eglises libérales, a été adoptée par beaucoup d'évangéliques qui invitent à croire, à pardonner, à servir ou à donner son adhésion en l'absence de tout contenu suffisant – à la manière d'un acte de foi en lui-même. Francis Schaeffer se plaisait à insister sur la raison essentielle de devenir chrétien : le christianisme est réellement la vérité!

Il a entrevu le moment où l'influence du christianisme pour structurer la pensée et la vie des gens serait noyée dans l'océan du paganisme et de la sécularisation. Il nous pressait alors de considérer avec intelligence la vérité biblique, qui est plus qu'une opinion, un salut ou un bénéfice personnel. Sans la constante affirmation, dans notre pensée, de cette vérité, nous perdrons la capacité de raisonner en vue d'une mise en pratique, et nous serons incapables d'expliquer le caractère exclusif du christianisme à nos semblables, en quelque lieu que ce soit. C'est pourtant ce qui arrive quand nous réduisons la proclamation au partage de témoignages, à la course au bonheur et au développement personnel.

La persécution des chrétiens dans le monde, en augmentation, est très alarmante. Le conflit de la civilisation résulte précisément des failles dans la ligne des idées, des différences religieuses, des diverses manières de comprendre Dieu et l'homme, la vie et la mort, le travail et le renoncement, comme Samuel Huntington l'a écrit. Le conflit entre l'Islam et Israël n'est pas cantonné aux territoires; au centre, les idées sont en jeu. Israël se distingue par le débat, la démocratie, la recherche du renseignement économique et scientifique, une mentalité ouverte et qui questionne, blasphématoire pour le musulman authentique, pour qui Allah est tout et l'islam signifie soumission, obéissance, résignation absolues à sa volonté.

Francis Schaeffer a également mis en relief le danger grandissant que représente, pour une compréhension chrétienne de la vie et du monde réel, un comportement humain et des intuitions qui ne tiennent plus leur information de Dieu mais de la nature, de la science et du monde matériel. Il n'est pas rare que des chrétiens associent leur idée de Dieu aux événements qui secouent la nature et l'histoire. L'Eglise a largement accepté un déterminisme qui lit le travail de la volonté de Dieu dans tous les événements de l'histoire. Francis Schaeffer donnait son adhésion totale à l'enseignement de la Réforme mais il constatait avec angoisse la dérive déterministe de nombre de théologiens protestants, malgré l'appel de la Bible à défier le mal, à juger les rois et les législateurs mauvais, à prier et à intervenir pour la droiture, contre la mort, les juges iniques et les faux prophètes. Après avoir analysé le déterminisme moderne – scientifique, social, psychologique, génétique, sexuel –, Schaeffer revient à la Bible et y trouve confirmation de la liberté, de la responsabilité et de la capacité de discernement moral des êtres humains. Ni la mort ni la vie, ni les orientations sexuelles ni les conditions économiques ne sont en elles-mêmes déterminées. Le paganisme dans un premier temps et le Siècle des lumières plus près de nous partagent ce déterminisme, dont le judaïsme et le christianisme, à l'exclusion de tout autre système, ont libéré les hommes! La Bible présente une base pour la forme, qui n'emprisonne pas dans une situation déterminée, et la liberté, qui n'est pas un prétexte à la licence. Combien il est tragique que l'Eglise, aujourd'hui, mêle des notions païennes à son enseignement!

Comment vivrons-nous quand la route de la démocratie, du marché libre et de l'affirmation de soi hors du cadre biblique mènera au stade ultime de l'égoïsme ? Quand les seules valeurs permanentes ne seront plus réflexion, morale, héroïsme, mais opulence et bien-être personnel? Oubliée, la quête du monde meilleur, remplacée par des objectifs personnels et sensuels! La comparaison est criante entre la vague d'idéalisme qui soulevait les participants au Festival de Woodstock, en 1969, et la laideur, le feu, les pillages et la violence qui ont marqué la commémoration de l'événement, trente ans plus tard. Chacun pour soi, appétit de puissance, colère adolescente, où est l'idéalisme quand la personne privée est devenue le centre de son propre petit monde? Et peu importe si le domaine privé est exposé à la pression de groupes bien cloisonnés, ethniques, religieux ou économiques!

How Should We Then Live? (comment vivrions-nous alors?) n'est pas tant un livre de réponses que de lamentations. Le titre anglais est inspiré d'une question du prophète Ezéchiel: «Comment subsisterions-nous sur la terre, maintenant que nous avons abandonné Dieu et le fondement qu'Il a donné à l'humanité?» La question laissera indifférents les individus centrés sur leur bien-être et leur confort. Il n'empêche, nous vivons dans un monde de plus en plus troublé, au plan matériel, de l'équilibre psychologique, des convictions profondes, des objectifs, de la sécurité internationale. Familles éclatées par le divorce ou livrées à l'abandon. La machine remplace l'homme, une fois comparés le coût des services et celui de l'installation d'une machine. Nous connaissons moins sur l'être humain dans le cercle du monde réel et toujours plus dans des domaines plus restreints. Nos compétences sont plus développées, mais nous avons moins de sagesse. Nous sommes informés sur le sexe, mais nous ne savons plus comment aimer ou honorer nos engagements. Nous sommes en sécurité, mais nous n'avons pas confiance. Nous savons faire disparaître nos souffrances et ce qui nous dérange, au besoin en éliminant la personne avant sa naissance – ou dès lors qu'elle ne nous est plus utile! Nous connaissons moins sur Dieu, mais nous avons trouvé des dieux dans nos cœurs, dans la nature et en toute chose; nous rejoignons à grands pas d'autres cultures au caractère moins humain. Nous admirons Jésus-Christ, mais nous l'avons réduit aux dimensions d'un ami, sauveur et substitut pour toute la misère vécue précédemment.

Une remise en question profonde, un retour à l'honnêteté en dépit d'un monde déchu et des souffrances humaines, voilà comment retrouver une profonde reconnaissance pour les réponses bibliques authentiques pour un monde réel et l'humanité et les besoins de l'homme! Elles nous parlent du Dieu des cieux qui s'adresse à nous en tant que personnes, avec des mots compréhensibles qui trouvent leur application. Cette Parole touche toutes les sphères de l'existence humaine; elle n'est pas cantonnée au domaine «spirituel». Nous pouvons y chercher et y découvrir comment vivre en harmonie avec les intentions du Créateur, y trouver la paix authentique avec Dieu par Jésus-Christ, pour être rendus capables de lutter contre le péché et ses conséquences.

Saint Paul n'a passé guère plus de deux semaines à Thessalonique, où les croyants ont abandonné les idoles pour servir le Dieu vivant. Leur point de vue sur le monde a radicalement changé. Ils sont dès lors aptes à vivre dans l'histoire réelle, à faire face au jugement futur, à attendre la venue du Messie. Ils peuvent aimer et travailler, discerner et être vigilants, pleurer sur la mort, mais dans l'espérance. Ils sont capables de tout examiner, de garder les bonnes choses et éviter toute espèce de mal. Leur compréhension de la fresque de l'existence s'est élargie. Dans leur vie personnelle comme dans la communauté, ils font preuve de créativité et d'humilité. Leur besoin le plus angoissant – celui du cœur de l'homme – est satisfait par la Parole de Dieu: ils attendent Jésus, déjà ressuscité des morts et qui fait toutes choses nouvelles. Dieu leur a dit comment vivre dans la réalité de l'histoire quotidienne et comment échapper au jugement à venir.

Gryon, 1er septembre 1999
Udo Middelmann directeur de la Fondation Francis A. Schaeffer

 


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