Après la Révocation de l'Edit de Nantes - La France enrichit le monde - John H. Alexander

La Révocation: un coup mortel pour la France

Selon certains historiens, la France ne s'est jamais remise de l'exil infligé à ses élites par la Révocation de l'Edit de Nantes.

A la fin du XVIIe siècle, le pays apparaît déjà très appauvri, aussi bien sur le plan matériel que sur le plan moral:

L'appauvrissement moral est incontestable.
La Révocation de l'Edit de Nantes s'est assortie d'un véritable blocage des valeurs chrétiennes. Après des siècles d'étouffement sous les traditions religieuses, la population de l'Hexagone venait de respirer les premières bouffées libératrices de l'Evangile. Or le clergé appesantit à nouveau son joug; la Bible et les "porteurs de Bibles" deviennent ou redeviennent la cible favorite d'une nouvelle Inquisition, guère plus tendre d'ailleurs à l'égard des catholiques assez imprudents pour oser traduire les Ecritures! Pendant près d'un siècle la Parole de Dieu sera bannie, et ceux qui osent la lire, la traduire ou la répandre encourront tous les sévices: geôles, bûchers, galères. La vie spirituelle véritable ne s'épanouit dès lors qu'à l'extérieur des frontières...

L'appauvrissement matériel, bien que très diversement évalué, n'est pas moins sensible.
L'historien Edgar Quinet écrivait en 1865: "Privée de l'industrie et des métiers de 5000 artisans, des forces vives de l'agriculture et des procédés ingénieux dont l'étranger bénéficie, la France des XVIIIe et XIXe siècles reçut un coup mortel." L'évaluation est ici bien modeste. Dans la Bourgogne, patrie de Théodore de Bèze, l'on dénombrait dans les deux localités d'Is-sur-Tille et d'Arnay-le-Duc 60 métiers à tisse ; après la Révocation, il n'y en avait plus que 14. Paris perdit 1200 familles protestantes sur les 2'000 que comptait la capitale. Bordeaux vit partir 40'000 réformés, la Normandie 184'000 et la Saintonge plus de 100'000.

Je cite à nouveau Quinet: "Les réformés du Midi étaient gros producteurs de blé, de vin, d'huile. Ceux du Centre travaillaient le papier, les peaux et les soieries. Ceux du Nord possédaient les manufactures de verre, de drap et de fer. Leur départ ruina le pays. Les caisses de l'Etat étaient vides. La banqueroute était à la porte. Il fallut construire des fours au Louvre pour les Parisiens affamés. La France s'est arraché à elle-même le coeur et les entrailles par l'expulsion et l'anéantissement de 2 millions de ses meilleurs citoyens." (cité par Samuel Bastide)

La Révocation: une tache ineffaçable

La France "marâtre" – la mère qui a renié les meilleurs de ses fils – ne s'est jamais remise de l'acte suicidaire de 1685. "Alors que partout, en Hollande et en Angleterre, en Suisse et en Amérique, les huguenots ont aidé, éclairé, affermi l'esprit moderne dans les luttes sociales, dans leur patrie ils n'ont pas osé se montrer, si bien qu'à sa crise suprême de la Révolution en 1789, la moitié de la nation manqua à l'autre." (Quinet)

Mme de Sévigné eut beau écrire que la Révocation était "à peine une ride" dans les annales, l'Edit de Fontainebleau fut une tache sur la conscience nationale. Or cette page d'histoire devait être oubliée, ignorée des générations suivantes; il fallait donc l'effacer, ou du moins la déformer. Voilà pourquoi nous lisons dans certains manuels scolaires que le départ des réformés dont le chiffre est estimé à 67 000 fut largement compensé par l'arrivée en France de 30 000 catholiques irlandais "bannis de leur pays à cause de leur religion"(!). Mais la manipulation des faits n'en a pas annulé les tragiques conséquences. Selon E. Quinet, "avec celle de la Révolution de 1789, la Révocation demeure l'une des plaies qui saignent encore; car elles ont fait entrer dans les coeurs le mépris des choses morales quand elles sont aux prises avec la force soldatesque. Il en est resté une admiration indélébile pour l'oeuvre du sabre, un ricanement interminable devant la conscience qui ose résister". Ajoutons que si en 1985 l'admiration pour l'oeuvre du sabre s'est fortement atténuée, le ricanement interminable devant la conscience qui ose résister n'a fait que se renforcer!

A la Révocation, les réformés français refusèrent de mourir. A Metz, par exemple, les divers moyens d'intimidation ne servirent qu'à attiser leur invincible foi. Leurs quatre pasteurs sont-ils frappés de bannissement? Ils échappent par des péniches sur la Moselle, et on se réunira au logis d'un menuisier, où les cultes clandestins sont présidés par des laïques. Quelques mois plus tard, douze des participants sont arrêtés et enfermés, alors que les dragons occupent de force les logements des réformés; dans chacun de ces logements, de six à dix-huit hommes ont ordre de brutaliser à leur gré les hérétiques jusqu'à ce qu'ils obtiennent leur abjuration. "Si le démon avait un évangile", écrit Paul Gayet, "ce serait sa manière de convertir les hommes."

Une "chaîne" de galériens est formée à Metz le 27 juin 1687. L'un d'eux, un pasteur, Justus Schintz, chante des psaumes dans les rues, alors que les familles des galériens et de nombreux réformés accompagnent le cortège. Bouleversé par le spectacle de ces hommes chantant et priant au sein d'indicibles souffrances, un avocat du nom de Descorel annonce en plein parlement qu'il embrasse la religion des persécutés. Condamné à son tour à 30 ans de galères, il réussit à s'enfuir à Genève où il confirme son adhésion à la foi réformée devant le Consistoire...

Après 1685: l'exil en Suisse

Genève est devenue une plaque tournante où les réfugiés sont accueillis avant d'être envoyés plus loin. Les habitants des villages situés au bord du Rhône – Chancy, Avully, Cartigny – attendent les fuyards avec des bacs amarrés au pied des moraines; on allume des feux pour les prévenir; arrivés sur l'autre rive, sauveurs et sauvés entonnent ensemble un cantique de louanges. Genève qui compte à l'époque 16'000 habitants en héberge 4'000 de plus en permanence. Elle est vraiment "la cité de refuge" comme on le lit encore sur la tour du Molard. Les Genevois font des prodiges pour accueillir tant de monde. Les réfugiés sont jusqu'à 20 par chambre. "On croirait que les murailles de leurs maisons s'écartent à volonté", commente l'un d'eux, "tant ils sont habiles à nous loger." Et pourtant le séjour des réfugiés n'est jamais long, car il fallait chaque jour laisser la place à une centaine de nouveaux arrivants (120 quotidiennement en 1687). C'est pourquoi ces exilés gagnaient au fur et à mesure les cantons suisses, puis l'Allemagne, la Hollande ou l'Europe orientale.

Les villes du canton de Vaud, Morges – dont le port fut construit par les huguenots – Rolle ou Yverdon, entretenaient des bûcherons ou des pâtres pour guider les réfugiés, alors que les résidents fortunés mettaient leur voiture à disposition des infirmes, des malades et des vieillards. La ville de Lausanne abrita le séminaire français de théologie d'Antoine Court qui, pendant la persécution, formera 4'000 pasteurs du Désert. Aux portes de Berne, les soldats de garde "conduisent les voitures des réfugiés au meilleur hôtel de la ville, aux frais du Canton". Les artisans s'intègrent à la population dans la mesure où ils ne provoquent pas de concurrence, et l'on aide les spécialistes à s'établir, en particulier dans le textile ou dans l'art naissant de l'horlogerie.

Après 1685: l'exil en Allemagne

Mais la majorité de ces réfugiés sont de passage. L'Etat civil de la ville de Schaffhouse indique que 26'500 huguenots, en route vers le nord, y furent assistés entre 1683 et 1692.

Onze jours après l'Edit de Fontainebleau, le Prince-Electeur Frédéric-Guillaume narguait le "Roi-Soleil" en promulguant l'Edit de Potsdam, qui invitait dans ses Etats "ceux de la religion réformée, victimes des persécutions et rigoureuses procédures". Même si ces actes de générosité étaient en fait inspirés par l'intérêt économique, les princes allemands agissaient néanmoins "par compassion pour ceux qui souffrent malheureusement pour l'Evangile, et pour la pureté de la foi que nous confessons avec eux".

Francfort-sur-le-Main fut aussi l'une de ces plaques tournantes d'où des milliers de réfugiés français repartirent vers l'est et le nord. En Allemagne, les plaies de la guerre de Trente ans étaient à peine cicatrisées. Les provinces germaniques devinrent alors "la grande arche des fugitifs" (P. Bayle). Par l'attribution de "droits, franchises et avantages", les princes allemands réussissent à drainer vers les provinces éloignées, au climat souvent rigoureux, un grand nombre de ces immigrés.

Les réfugiés n'avaient pas abandonné leurs coutumes, notamment en matière d'habitat et d'alimentation; dès leur arrivée à Berlin, par exemple, les marchés de la ville furent régulièrement pourvus de légumes frais. Ils relevaient des villages détruits, introduisaient de nouvelles cultures et des techniques inconnues, développaient des manufactures. C'est au point que Voltaire a pu dire: "Les étoffes, les galons, les chapeaux, les bas qu'on achetait auparavant en France sont fabriqués par eux." Et il ajoute: "Le nord de l'Allemagne, pays encore agreste et dénué d'industries, reçut une nouvelle face de ces multitudes transplantées." Cependant cette implantation ne s'opère pas sans heurts, car la population autochtone supporte mal les exactions ordonnées par les princes pour l'assistance des réfugiés. Dans certains endroits on s'en prend à leurs coutumes, qu'on trouve étranges.

La connaissance du français se propage malgré tout. Et ce sont les huguenots qui permettent à l'Allemagne de participer au développement intellectuel de l'Europe, "contribuant ainsi au déplacement de l'axe central catholique-méditerranéen vers celui, plus septentrional, protestant et germanique" (P. Hazard).

Après 1685: l'exil en Grande-Bretagne

Bien sûr, il faudrait parler du Danemark, terre d'asile pour 2'000 réfugiés, où les réformés furent particulièrement privilégiés par Christian V; de la Hollande, où de nombreux exilés avaient déjà précédé les victimes de la Révocation, et qui après 1685 accueillit en particulier ceux qui voulaient rejoindre l'Angleterre, l'Amérique du Nord, l'Afrique du Sud. Nous aurons l'occasion d'y revenir.

Mais nous aimerions consacrer ici quelques lignes à la Grande-Bretagne – les royaumes d'Angleterre et d'Ecosse avaient été réunis en 1603 – qui fut la terre d'asile de nombreux huguenots (80'000 à 100'000 selon les estimations).

Beaucoup n'avaient "que leur âme pour butin". Certains, qui s'étaient laissé aller à l'abjuration pour faciliter leur départ de France, arrivaient chargés de remords; ils apportaient dans leurs bagages le document marqué des sceaux de l'évêque et du magistrat, et qu'ils appelaient "la marque de la Bête". Ils entraient alors dans la première église rencontrée sur leur passage pour implorer le pardon divin et réclamer leur réintégration dans les rangs des soldats de Christ.

L'année de la Révocation, 2'500 huguenots demandèrent la Cène en Angleterre; par la suite 57 Eglises françaises furent fondées dans le pays. Les artisans réfugiés donnèrent un tel essor aux manufactures de papier, d'étoffes et de toile à voile notamment, que Louis XIV voulut inciter les producteurs à rentrer en France en leur offrant de l'argent. Mais "leur conscience n'était pas à vendre"!

Cependant la Grande-Bretagne servit surtout de port d'embarquement; l'exode des victimes de la Révocation les conduira en effet outre-Atlantique où nous allons les suivre.

Après 1685: l'exil en Amérique

Il serait certes prétentieux de vouloir résumer en quelques lignes l'épopée des héros qui contribuèrent à la grandeur de ce continent.

Durant les quelques décennies de semi-liberté qui suivirent l'Edit de Nantes, La Rochelle, alors baptisée "la Genève occidentale", avait vu s'expatrier de nombreux protestants qui avaient senti venir l'orage. Aussi ne fallait-il pas beaucoup d'insistance de leur part pour qu'à la Révocation beaucoup d'autres les rejoignent en Floride ou à Boston, à New Oxford ou à Rhode Island, ainsi qu'à Manhattan et dans la colonie hollandaise de Neuf-Avesnes, aussi appelée New-Amsterdam, la future New York.

Les provinces de l'Aunis, de la Saintonge et du Poitou furent alors privées de leurs meilleurs sujets, qui passèrent l'Atlantique en dépit de l'étroite surveillance et des mesures draconiennes qui avaient été prises contre eux. C'étaient des voyages périlleux, où l'on s'entassait pendant quatre, six ou huit mois sur les vaisseaux surchargés et pas du tout équipés pour accueillir des femmes, des enfants ou des vieillards. Si certains passagers avaient réussi à emporter quelques biens, la plupart étaient démunis de tout, sauf de courage. Beaucoup moururent en route, victimes des privations, des épidémies ou du scorbut.

Parvenus en Floride ou à Boston, ils y furent accueillis en héros. Les "colons" français s'organisaient pour les associer à leur commerce naissant, et surtout pour leur attribuer des terres. Des terres vierges à perte de vue, où tout était à créer. Là, le dynamisme de ces héros allait donner toute sa mesure.

Mais le Nouveau-Monde n'était pas le paradis, car les épreuves devaient s'amonceler sur ces hommes et ces femmes qui avaient déjà tant enduré. Rigueurs du climat, échecs de diverses expérimentations agricoles, et surtout attaques toujours plus sournoises des Indiens qui n'hésitaient pas à massacrer les fermiers isolés et à piller leurs récoltes. La Iutte devint plus âpre lorsque les prêtres qui étaient arrivés au Québec sur les traces de Jacques Cartier fomentèrent la lutte armée contre les "colons" réformés en armant les Indiens pour qu'ils les rejettent à la mer.

L'immense aventure dura près d'un siècle, et aboutit à la formation d'une nouvelle élite, celle-là même qui devait fonder les Etats-Unis d'Amérique et rédiger la Constitution de cette grande nation. Une constitution où l'on discerne l'influence déterminante des réformés venus d'Europe, et de France en particulier, puisque leur foi biblique est à l'origine de la "Déclaration d'Indépendance" (1776) puis de la Constitution des Etats-Unis (1787).

Il convient de dire que l'indépendance américaine fut décidée à Boston dans la maison d'un réfugié nommé P. Faneuil; et c'est pourquoi Faneuil Hall est appelé le "Berceau de la Liberté". C'est Henri Laurent, fils de réfugié, qui présida le Congrès où fut instituée la République. Georges Washington (1732-1799), premier président des Etats-Unis, était également un descendant direct de réfugiés. Son aide de camp, le huguenot Jean Laurens, fit partie de la délégation qui demanda l'appui de la France et revint mourir en combattant avec La Fayette et Rochambeau à la bataille de Yorktown (1781), qui fut décisive pour la liberté américaine.

Non, la France de 1685 n'a pas seulement enrichi l'Europe. Par le dynamisme de ses élites, elle a apporté à la société nouvelle d'outre-Atlantique un souffle qui était celui de l'Esprit de Dieu. C'était cet Esprit qui avait soutenu les protestants de l'Hexagone dans leur résistance, et leur avait permis de triompher de leurs bourreaux. C'était cet Esprit qui les avait gardés fidèles, même sous la torture. C'était encore ce même Esprit qui les avait poussés, dès l'arrivée, à s'agenouiller sur les rivages du Nouveau-Monde pour rendre grâces. Et c'est l'Esprit de Dieu, enfin, qui allait inspirer les termes d'une charte établie au nom du Tout-Puissant; qu'on le veuille ou non, cette charte a fait des Etats-Unis une nation dont le rôle, surtout au XXe siècle, est devenu prépondérant dans l'évangélisation du monde et la défense de la vérité biblique.

John H. Alexander
avec le concours de Christiane Pagot

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D'autres huguenots ont pris le chemin de l'Afrique du Sud. Nous leur réservons une place spéciale dans les pages qui suivent grâce à la plume d'Hélène Guyot qui a passé plusieurs années au Transvaal.

Si le calme semble est en bonne partie restauré en Afrique du Sud, les événements des dernières années ne peuvent être simplement ignorés. Cependant, la déchristianisation de la génération actuelle (partiellement descendante des huguenots) ne saurait effacer le souvenir de l'héroïsme de ces hommes d'autrefois auxquels ces lignes sont consacrées.

Après 1685: l'exil en Afrique du Sud

La cruauté des persécutions de la fin du XVIIe siècle aurait pu faire abjurer plus d'un homme courageux. Mais les huguenots avaient découvert dans la Parole de Dieu une nourriture spirituelle vitale. Ils serraient cette Parole dans leur coeur comme le bien le plus précieux. Elle brûlait en eux d'une flamme plus ardente que celle des bûchers qui, eux, ne pouvaient détruire que leurs corps terrestres, laissant l'âme vive. Le Seigneur l'avait dit: "Ne craignez pas ceux qui tuent le corps et qui, après cela, ne peuvent rien faire de plus". (Luc 12 :4). Je pense que cet amour de Dieu et de sa Parole a soutenu plus d'un huguenot au moment de l'ultime épreuve.

Penchons-nous quelques instants sur l'histoire de ceux qui, d'abord établis en Hollande, prirent la mer en direction du sud. A cette époque, la Hollande protestante offrait aux huguenots un refuge favorable à leur prospérité. Ce pays accueillant connaissait une certaine popularité parmi les protestants de France qui, peu à peu, y avaient émigré au cours des persécutions du siècle précédent et durant le règne de Louis XIV. Infiltration progressive que la Hollande assumait sans peine, jusqu'au jour où, après la Révocation de l'Edit de Nantes, l'affluence soudaine des réfugiés y créa un réel problème.

C'est alors qu'un appel venant du gouverneur du Cap sembla être la solution à cet accroissement démesuré de la population des Pays-Bas. Ce gouverneur souhaitait la venue d'un plus grand nombre d'immigrants pour cultiver et développer cette région australe très fertile mais quasi inhabitée. Un terrain à défricher était promis aux intéressés, et la Compagnie des Indes Orientales leur offrait le transport gratuit. Mais, en dépit de cette proposition alléchante, les candidats à l'émigration hésitaient; car en cette fin du XVIIe siècle un voyage par mer comportait des dangers certains: naufrages, incendies à bord, attaques de pirates, maladies, etc. Si bien que, sur les quelque 60 000 huguenots réfugiés en Hollande, seuls environ 200 acceptèrent les risques de l'aventure vers le sud. Ils quittèrent l'Europe le coeur gros. Pour la plupart d'entre eux, ce départ signifiait une séparation définitive d'avec leur famille et leurs amis. Plusieurs d'entre eux, réalisant soudain l'horreur d'un tel voyage, y renoncèrent à la dernière minute, préférant la paisible sécurité de la Hollande à une aventure qui risquait de leur coûter la vie.

Voyage périlleux

Les navires d'alors offraient un confort très relatif, sinon inexistant. Ces voiliers mesuraient en moyenne 45 mètres de long. A côté d'un équipage d'environ 200 hommes, il restait tout juste assez de place pour y entasser 40 à 50 passagers. Ceux-ci étaient rarement admis sur le pont pour y respirer un peu d'air frais. Six à douze personnes se partageaient une cabine minuscule, faite de planches nues. Durant la journée, ils se tenaient tous dans une grande salle commune à peine meublée, où aucune intimité n'était possible. Pas moyen de se distraire en cours de route, impossible de se dégourdir les jambes. Privés de légumes et de fruits frais, les voyageurs étaient souvent frappés de scorbut dû, chacun le sait, à une carence en vitamines C. D'autre part la typhoïde et la dysenterie étaient souvent du voyage, semant la mort. S'il y avait un médecin à bord ou plus précisément une personne chargée de réconforter les malades, les passagers pouvaient s'estimer très heureux. Par ailleurs, si le capitaine du bateau était de caractère tant soit peu violent, il pouvait lui arriver de passer ses colères non seulement sur l'équipage mais sur les passagers eux-mêmes.

La distribution de nourriture se faisait le samedi. Chaque passager recevait 2 kg de biscuits ultra-secs, 1 dl d'huile, 250 g de beurre rance, 300 g d'une viande qui avait séjourné dans le sel parfois durant six ans et avait été bouillie dans de l'eau de mer, l'eau fraîche étant trop précieuse pour cet usage. Chaque jour, les hommes recevaient 1 dl d'eau de vie et quelquefois un peu de bière. Il y avait rarement à disposition plus d'un litre d'eau par jour et par personne.

Ce voyage vers l'Afrique du Sud pouvait durer jusqu'à dix mois. Mais à l'époque, le navire Oosterland effectua le trajet en 70 jours, ce qui était une performance.

Ces détails donnent une image assez réaliste de ce que furent les premiers voyages des huguenots vers le Cap. Dans leurs innombrables difficultés, ils trouvaient leur réconfort dans leur foi en Dieu. Matin et soir, ils se réunissaient pour prier et chanter des cantiques en hollandais, dans le psautier que la Compagnie avait offert à chacun d'eux avant le départ.

Débuts ingrats

Arrivés au terme de leur long voyage, les passagers débarquaient sur une petite jetée de bois, près du village De Kaap qui, plus tard, devint Le Cap. Le gouverneur Simon van der Stel et ses adjoints leur souhaitaient chaleureusement la bienvenue, et ils étaient répartis dans divers foyers bourgeois. Précisons qu'alors, l'établissement de colons au Cap ne datait que de 36 ans. Si 99 familles vivaient déjà dans le district de Stellenbosch et dans la vallée de Drakenstein, il n'y avait que 24 fermes dans la vallée de la Table, cette région située entre le village et la montagne.

Les huguenots n'avaient pu emporter leurs biens; ils n'avaient avec eux qu'un maigre baluchon, dans lequel ils avaient souvent glissé leur trésor le plus précieux : une Bible dans leur langue maternelle. La Compagnie leur fournissait des provisions pour plusieurs mois, et ils pouvaient obtenir à crédit sur place tout ce dont ils avaient besoin. Hélas, fort peu d'outils étaient mis à leur disposition pour défricher la terre; une charrue et une paire de bœufs devaient servir à tour de rôle dans seize fermes. Bêches, pioches, faux et faucilles étaient tout aussi rares. De nombreuses bêtes sauvages rôdaient aux alentours : lions, léopards, rhinocéros, etc. et là aussi le manque de fusils se faisait grandement sentir.

C'est en 1688, peu après l'arrivée des premiers huguenots au Cap, que des terres leur furent distribuées. Le gouverneur van der Stel, craignant que les Français ne forment une communauté à part susceptible un jour de se révolter, les répartit parmi les fermiers hollandais déjà établis aux environs de Stellenbosch et dans la belle et fertile vallée de Drakenstein. Dans cette contrée incroyablement sauvage et isolée, une soixantaine de familles françaises furent dispersées. Dix familles s'installèrent à Oliphants Hoek, un endroit où le passage d'éléphants avait été remarqué. Plus tard, le village qui s'y développa prit le nom de Franschhoek, ce qui signifie "coin des Français", nom qu'il porte encore aujourd'hui. Cette séparation d'avec leurs concitoyens suscita un sentiment de frustration chez ces pionniers huguenots qui souffrirent cruellement de leur isolement.

Ce furent pour eux des années difficiles. Ils étaient si occupés par leurs durs travaux qu'ils ne laissèrent aucun écrit. Nous n'avons donc pas de chronique de ce temps relatant leur vie quotidienne. Seules des pièces d'archives – lettres au gouverneur et du gouverneur – sont parvenues jusqu'à nous. Il faut donc lire entre les lignes de ces austères documents. Ces huguenots étaient de toute évidence un peuple ardent, travailleur et vivant dans la crainte de Dieu.

Initiatives heureuses

Le pasteur Pierre Simond, arrivé au Cap en 1688, fut l'un des rares huguenots à ne pas débarquer les mains vides. Il avait pu emporter avec lui quelques meubles et assez d'argent pour acheter un peu de bétail. Il fut reçu avec courtoisie par le gouverneur qui lui octroya une ferme et une grande parcelle de terrain située entre Stellenbosch et Drakenstein. C'est lui qui veillait au bien-être des huguenots. Il transmettait les plaintes éventuelles et toute autre demande au gouverneur du Cap. C'est ainsi que certaines familles purent échanger des terres arides contre d'autres plus fertiles.

Pierre Simond était un érudit. Il parvint même à se faire envoyer des caisses de livres depuis l'Europe. Durant les longues soirées passées dans sa ferme de montagne, il traduisit les Psaumes de David, en vers français non rythmés, sous le titre "Veillées africaines".

Dès son arrivée au sud de l'Afrique, Pierre Simond s'intéressa aux habitants de la brousse. Il remarqua que cette peuplade nomade, les Hottentots, n'était nullement dépourvue d'intelligence. Il pensait qu'en leur enseignant une façon plus rationnelle de vivre, il pourrait leur inculquer l'amour de Dieu. Il envisageait même de leur construire des habitations, afin de les encourager à cultiver la terre et à prospérer en un lieu fixe. Mais, malgré tous ses beaux projets humanitaires, Pierre Simond ne resta que quatorze ans au Sud de l'Afrique, puis il regagna les Pays-Bas.

Empreinte de la culture française

Les premiers huguenots et leurs descendants mirent 100 à 150 ans pour atteindre une prospérité qui leur permît de construire les gracieuses demeures que l'on peut admirer aujourd'hui dans la région du Cap. Ces fermes et leurs plantations alentours portent souvent le nom des provinces françaises d'où venaient les émigrés qui y donnèrent le premier coup de pioche : la Bourgogne, la Provence, la Picardie, le Dauphiné, et même le Rhône.

Lorsque les huguenots arrivèrent au Cap, on y cultivait déjà du très bon raisin. Cependant, le vin qu'on en obtenait était d'une qualité médiocre. Les réfugiés huguenots qui, pour la plupart, étaient nés dans des régions viticoles, surent faire profiter Le Cap de leur expérience. Si la langue française est rapidement tombée dans l'oubli, les noms de famille français par contre ont subsisté, bien que, parfois quelque peu "hollandisés". Il suffit de feuilleter l'annuaire téléphonique du Cap, du Transvaal ou même du Natal et de l'Etat libre d'Orange, pour s'en rendre compte. Parmi les plus répandus, je citerai: Marais, de Villiers, du Plessis, du Toit, Fouché, Joubert, Le Roux, Faure, Malan, Lombard, Durand, Celliers (devenu en afrikaans Cellier, Cillie, Cilliers ou Sèllier), Le Clerc (= de Klerk), La Grange (= Le Grange), Jourdan (= Jordaan), Villon (= Viljoen), Rousseau (= Rossouw), Terreblanche (= Terblanche), Pinard (= Pienaar), etc.

A quelques rares exceptions près, les réfugiés huguenots étaient très intègres, fidèles à leur foi pour laquelle ils avaient accepté de quitter leur patrie bien-aimée. Ils avaient su mettre Dieu à la première place. Que leur exemple nous inspire, aujourd'hui où tant d'idoles de toutes sortes s'offrent à nous, tentant de nous ravir à notre premier élan pour Dieu. L'année 1885 marqua le 200e anniversaire de la Révocation de l'Edit de Nantes et, dans chaque pays où les huguenots s'étaient réfugiés, l'événement fut commémoré. Des services religieux furent tenus dans plusieurs Eglises d'Afrique du Sud, et le révérend Andrew Murray" baptisa "Huguenot Seminary" le collège qu'il avait fondé à Wellington dans la province du Cap.

N'oublions pas...

En 1938, on célébra le 250e anniversaire de l'arrivée des réfugiés huguenots en Afrique du Sud et, cinq ans plus tard, le monument de Franschhoek fut érigé. D'autre part, la Société huguenote d'Afrique du Sud vit le jour et ouvrit à Franschhoek le Musée Huguenot où l'on peut voir, entre autres, une très vieille Bible datant de1693, éditée à Genève par Clément Marot et Théodore de Bèze et ayant appartenu à Suzanne Gardiol, épouse d'Abraham de Villiers.

Le monument lui-même est d'une très gracieuse simplicité. Situé dans un parc, auprès d'une pièce d'eau dans laquelle il se reflète, il exprime dans son ensemble la paix, l'espérance et la foi en Christ. Trois arcs se dressent à l'arrière-plan, évoquant la Trinité. Au-dessus une flèche s'élève en direction du ciel; elle est garnie d'un soleil, signe de vertu, et surmontée d'une croix, symbole de la foi chrétienne.

La statue à l'avant-plan est celle d'une huguenote tenant dans la main droite une Bible, et dans la gauche une chaîne brisée, symbolisant la liberté de croyances religieuses. Sur sa robe de pierre, une fleur de lis rappelle la noblesse et la droiture. La femme semble jaillir du manteau qu'elle laisse glisser derrière elle. Ce lourd vêtement est l'image de l'oppression et des persécutions qui ont fait fuir les huguenots de France. Le visage ouvert et confiant, l'héroïne huguenote se tient en équilibre au-dessus du globe terrestre et semble contempler l'avenir meilleur vers lequel elle s'élance avec grâce. Sur le globe terrestre, divers symboles apparaissent à l'extrémité sud du continent africain : la Bible qui représente la foi; la harpe, l'art et la culture; la gerbe de blé et le sarment, l'agriculture et la viticulture; le rouet, l'industrie. En somme, tous les domaines auxquels les huguenots ont apporté une contribution évidente. Des hautes montagnes alentours émane une lumière rosée, surprenante, qui ajoute une touche de maître à l'incomparable beauté de ces lieux.

Aujourd'hui, s'il nous est aisé d'éprouver une sorte de solidarité avec les huguenots dont nous venons de suivre les péripéties, s'il nous est facile de nous indigner des tortures que la plupart d'entre eux subirent, qu'en est -il de notre attitude vis-à-vis de certains de nos frères chrétiens qui endurent, actuellement, de semblables tourments? Nous pensons à eux, peut-être; nous prions pour eux, parfois; mais n'oublions pas que leurs souffrances durent plus que le temps d'une prière, puisqu'elles sont le lot quotidien de toute une vie. Sommes-nous vraiment conscients de nos privilèges?

Hélène Guyot