Dieu - Illusion ou réalité ?

par Francis Schaeffer

TITRE VI - LA VIE PERSONNELLE ET COMMUNAUTAIRE AU XXe SIÈCLE

CHAPITRE 2 - Légal, mais pas seulement cela

Aujourd'hui, la plupart des non-chrétiens rejettent toute notion de loi, parce qu'ils n'ont aucun absolu dans l'univers et que, sans absolu, il est impossible d'avoir une morale digne de ce nom. Pour eux, tout est relatif; il n'ont pas de cercle de loi à l'intérieur duquel se trouve ce qui est bien, par opposition à ce qui est à l'extérieur du cercle et qui est, par conséquent, mauvais.
Pour le chrétien, il n'en est pas ainsi. Dieu existe vraiment et ses commandements sont l'expression de sa nature. Il y a, par exemple, un cercle de loi qui permet de définir les contours de l'Eglise visible. L'Eglise visible doit être une véritable Eglise; ce ne sera pas une Eglise parfaite, mais elle doit être une véritable Eglise. Le mariage est le cercle approprié pour les relations sexuelles. La nouvelle morale, fruit de la théologie nouvelle, n'a pas d'épistémologie chrétienne, et a une conception insuffisante de l'Ecriture sainte et du Dieu chrétien; aussi ne peut-elle pas tracer de cercle de loi, puisqu'elle n'a aucun moyen d'en fixer les limites.

L'orthodoxie "évangélique" a un cercle de loi, mais elle a trop souvent commis l'erreur de penser qu'il suffisait de se trouver à l'intérieur. Nous devons être reconnaissants d'avoir un cercle de loi – un absolu réel, quelque chose que nous pouvons connaître et à l'intérieur duquel nous pouvons agir –, car nous sommes libérés ainsi de la contrainte d'avoir à évaluer exhaustivement toutes les conséquences de nos actes avant d'agir. Nous sommes, en effet, des êtres limités et nous ne discernons les résultats de nos actes qu'un ou deux pas à l'avance. Il serait fort pénible d'avoir à agir comme si l'on était un dieu infini. Mais il est tragique de penser que, sous prétexte que l'on se trouve à l'intérieur du bon cercle de loi, tout est fini et tout va bien, comme si le mariage, l'Eglise, et les autres relations humaines étaient statiques, comme si le cercle de loi seul importait.

C'est ainsi que de nombreux chrétiens parfaitement "évangéliques" considèrent leur justification comme le but ultime, du moins jusqu'à leur mort. Or, il n'en est pas ainsi. La naissance est primordiale, mais les parents ne se réjouissent pas seulement de ce que leur enfant est né; ils sont reconnaissants de le voir vivre et grandir. A-t-on jamais vu deux jeunes gens se fiancer simplement pour se réjouir lors de la cérémonie du mariage? Leur vœu est de vivre ensemble.
Il en est de même lorsque l'on devient chrétien. D'un côté, on peut dire que la nouvelle naissance est tout, puisqu'elle est indispensable pour commencer; d'un autre côté, elle est bien peu de chose en comparaison de la relation vivante existentielle qui va se développer. Le cercle de loi de la justification n'est pas une simple donnée; il m'introduit dans une communication vivante interpersonnelle avec le Dieu qui est.

Dans le mariage, dans l'Eglise et dans bien d'autres relations humaines, il en va de même : un cadre légal approprié existe, mais si la relation est statique, elle devient comme une momie. L'éclat de sa beauté disparaît; elle est comme une fleur qui dépérit sous une cloche de verre. Il ne peut y avoir de beauté dans notre vie que si, à l'intérieur du cercle de loi, nous avons une relation personnelle qui témoigne du Dieu personnel et vivant. Telle est notre vocation: non seulement, rendre manifeste une réalité de qualité déjà substantielle devant le monde qui nous observe, mais aussi, exprimer la joie que ressent le chrétien lui- même. Je suis appelé à aimer Dieu de tout mon coeur, de toute mon âme, de toute ma pensée et mon prochain comme moi-même: et ce dans un cadre et à l'occasion de relations appropriées.

Si les chrétiens affirment que la personnalité n'est pas le fruit du hasard, mais qu'elle a sa place centrale dans l'univers, le monde a le droit de les voir se comporter en conséquence tant individuellement que communautairement. Nous prenons-nous assez au sérieux pour que, par la grâce de Dieu, nos actes en témoignent?

Si cela n'est pas visible dans la trame de notre vie quotidienne dans le monde anormal où nous sommes, nous gommons la présupposition chrétienne centrale.

L'humain dans notre culture

Lorsque nous disons "c'est humain", nous faisons généralement allusion à quelque chose qui est affecté par le péché. En ce sens-là, le chrétien doit renoncer à être "humain", pourtant, en approfondissant un peu, il sait bien que sa vocation est de manifester une véritable humanité. Etre un homme ne signifie pas intrinsèquement être pécheur mais, si l'on se place avant la Chute, c'est être un homme fait à l'image de Dieu.
Voilà pourquoi, dans leurs relations, les chrétiens sont appelés à être les personnes les plus humaines qui soient. Leur attitude est un témoignage vivant rendu à Dieu au coeur d'une époque inhumaine, impersonnelle et sans visage. En nous regardant, la réaction devrait être: "voyez comme ils sont humains"; humains, parce que nous différons de l'animal, de la plante et de la machine, et que la personnalité est aussi ancienne que le monde.

Si on ne peut pas nous regarder en disant: "ce sont des hommes véritables", tout ce que nous pourrions être, par ailleurs, sera insuffisant. Il arrive trop souvent que des jeunes devenus chrétiens aient de la peine à trouver dans l'Eglise de tels hommes. Les "évangéliques" sont souvent, en effet, de mauvaises contrefaçons.

Si nous ne proclamons pas cela, si nous n'en parlons pas entre nous et si nous ne l'enseignons pas soigneusement du haut de la chaire et dans nos écoles, il ne faut pas nous étonner que les chrétiens agissent autrement. Un tel enseignement a toujours été important; il l'est plus encore aujourd'hui où la personnalité se dilue de plus en plus. Si nous qui sommes passés par la conversion, nous ne rendons pas manifeste la présence personnelle de Dieu dans nos vies, cela revient pratiquement à nier son existence et, assurément, à l'attrister. La beauté des relations personnelles que vivent les chrétiens entre eux devrait frapper le regard de nos contemporains. A notre époque où beaucoup pensent que l'homme et Dieu sont tous deux morts, cette beauté correspond aux chants de l'Ancien Testament qui expriment l'émerveillement et l'exultation, parce que Dieu est un Dieu vivant et non une idole sans vie.

Le dernier jour d'une série de conférences que j'ai faites dans une Faculté chrétienne en Amérique, le président de l'Union des étudiants me passa la lettre suivante, qu'il avait écrite sur du papier à en-tête de l'Union:

Cher Monsieur,
Cette semaine, vous m'avez beaucoup aidé à comprendre certaines des raisons de ma révolte à la fois contre l'orthodoxie "évangélique" et, jusqu'à un certain point, contre Dieu. Je ne puis assez vous en remercier, ni assez remercier Dieu pour cette aide à y voir un peu plus clair en moi-même. Mettre mes conclusions en pratique en moi-même sera évidemment difficile, mais je crois que cela viendra.
Je m'intéresse aussi à l'effet que vos conférences peuvent avoir sur le campus et sur les milieux "évangéliques" dans leur ensemble. Vous avez affirmé que le christianisme est à la foi un système – l'orthodoxie – et une union personnelle avec Christ.
Il existe donc certains absolus qui s'imposent à nous, chrétiens, et que nous pouvons exiger de voir respecter par les autres s'ils veulent vraiment être considérés comme des chrétiens. J'en suis d'accord, bien que je n'accepte pas tous les absolus que vous avez indiqués comme nécessaires. Mais ce qui me préoccupe, c'est qu'il y a beaucoup de personnes, ici, à X..., et dans les milieux "évangéliques" qui, parce qu'elles croient posséder la vérité vraie, imposent leurs propres absolus sociaux, évangéliques et culturels à ceux d'entre nous dont "le toit a été emporté". Le résultat en est que les étudiants sont souvent contraints, ou bien d'accepter l'attitude "évangélique" avec tous ses absolus – qu'ils soient de l'ère victorienne ou du début du XXe siècle, ou bien de sombrer dans le désespoir absolu. Croyez-moi, Monsieur, quand j'affirme que ces personnes sont nombreuses à avoir cette attitude à X...
Voilà pourquoi, en définitive, de nombreux jeunes se sont tournés vers la néo-orthodoxie et vers le scepticisme. Cela m'amène à une dernière question: maintenant que vous avez réussi à "enlever le toit" chez quelques étudiants et que vous avez appris aux "évangéliques" à en faire autant, voudriez-vous nous dire comment les "évangéliques" pourraient éliminer certains de ces absolus abusifs qui rendent l'orthodoxie, telle que nous la connaissons, presque impossible à avaler. Comment les "évangéliques" peuvent-ils vraiment devenir le sel de la terre si nombre de leurs absolus les empêchent d'être même au contact de la terre? Comment la maison "évangélique" peut-elle être dépoussiérée assez pour devenir orthodoxe, et ainsi être pertinente pour l'homme du XXe siècle?
Très cordialement....

Je ne suis sans doute pas d'accord sur tout avec cet étudiant, mais je le rejoins pour affirmer qu'il y a beaucoup de poussière à enlever. Notre tâche est d'ôter la poussière sans détruire la maison en y mettant le feu.