Juif errant... Juif héraut

Deuxième partie: voyages d'un juif héraut - Les Juifs et la Nouvelle Alliance.

Chapitre 13

Nous avions puisé un puissant réconfort auprès de Victor, et de plusieurs chrétiens de la ville, lors de notre deuxième passage à Tunis. Nous quittâmes enfin les rives de la Medjerda pour gagner, plus au nord, les villes de Bizerte, Ferryville et Mateur où nous distribuâmes nos livres à des gens réceptifs.

A Bône (l'ancienne Hippone), en Algérie, nous avons longuement discuté avec un rabbin. A peine l'avions-nous quitté, qu'il s'empressa d'envoyer une note à toutes les synagogues de la région, pour avertir ses coreligionnaires de se méfier de nous. Nous fûmes cependant assez bien admis à Philippeville où nous rencontrâmes une femme juive qui partageait notre foi, à Constantine où notre distribution atteignit des sommets parmi des gens très intéressés par notre démarche, à Bougie où les Juifs s'étaient si bien assimilés que beaucoup avaient honte d'assumer ouvertement leur judéité! Nous gagnâmes ensuite Alger, où les deux réactions habituelles à notre démarche, rebuffades ou gratitude, se combinèrent un jour pour engendrer une aventure qui dure aujourd'hui encore, en France.

J'entre dans un magasin de tissu, une sorte de bazar en fait, où l'on vend également des chaussures. Plusieurs commis, apprentis et vendeurs, travaillent là; parmi eux, un tout jeune homme, Paul Ghennassia. Son patron refuse obstinément mon offre. Je le comprends, sa réaction n'a rien d'original, et je me suis habitué à la suspicion de mes interlocuteurs, mais je suis aussi têtu qu'eux! J'insiste donc. Il le prend enfin, le regarde un instant avec dédain, puis le pose dans un coin; il feint l'indifférence. Je le laisse et sors du magasin en songeant qu'un jour peut-être – cela m'arrive souvent de penser ainsi – quelqu'un retrouverait le livre bleu abandonné... Des années plus tard, de la bouche même de ce «quelqu'un», j'appris que le livre avait été trouvé par un heureux et nouveau propriétaire. Paul est jeune encore, le jour où son patron lui demande de mettre la boutique en ordre. Il balaie consciencieusement tous les recoins, quand il aperçoit le livre que son patron a négligemment posé sur une boîte à chaussures. Depuis plusieurs mois, il s'interroge ferme sur la personne de Jésus. Sa jeune femme, qui était tombée gravement malade, a recouvré rapidement la santé après que des amis chrétiens aient prié pour elle. Intrigué, Paul a voulu en savoir davantage sur ces gens qui évoquent avec tant de conviction leur foi en Dieu, et en Jésus. Il a d'abord hésité à accompagner sa femme à l'un des services organisés dans un quartier de la ville. Il n'y résiste pas longtemps, et il est profondément étonné de découvrir ces chrétiens qui prient avec une contagieuse ferveur. Il se met alors à relire la Bible, en cherchant dans les pages de Moïse et des Prophètes, les preuves de la «messianité» de Jésus. Il les découvre encore, en tous points semblables à celles de la Bible hébraïque, dans le livre qu'il trouve dans son magasin. Certitude, pour lui aussi.

Quelques années plus tard, nous le rencontrons en France, sur la côte méditerranéenne, à Saint-Raphaël, où il est pasteur au sein du mouvement pentecôtiste. Comme toujours, Leibj se fait convaincant: il souhaite ardemment voir naître chez les chrétiens, le sentiment que les Juifs ont aussi leur part à donner, leur rôle à jouer dans cet immense corps dont on les a trop longtemps exclus. «Fais quelque chose, Paul!».

Un an après cet encouragement, en 1964, Paul Ghennassia crée le «Témoignage Messianique au Peuple d'Israël» (TMPI). Un groupe de Juifs et de non-Juifs se réunit bientôt pour prier ensemble, dans un local de la rue des Haies à Paris : tous ont l'intime conviction que Jésus est bien le Messie des uns et des autres, qu'ils s'adressent au même Dieu.

Le mouvement gagne une relative ampleur, suffisante pour que l'assemblée change deux fois de lieu: après un court séjour dans une salle de la rue Saint-Maur, un véritable temple, aux allures «synagogales» à l'intérieur, elle trouve humblement refuge au rez-de-chaussée d'un immeuble de la rue Omer Talon, toujours à Paris. Le plus surprenant est sans doute d'y voir rassemblés des chrétiens de toutes origines, dont certes une bonne part sont juifs, d'accord pour prier, chanter, réfléchir dans un indéniable moule juif! Une ménorah, le chandelier à sept branches, des inscriptions hébraïques, des mélopées aux accents judéens rappellent l'intention de ces Juifs «messianiques» de ne pas oublier qu'ils sont juifs, tout en croyant en Jésus.

Une lueur brille désormais, qui ajoute sa lumière à celle des autres églises, une lumière aux couleurs de la Terre d'Israël où naquit la première «ekklesia», la première assemblée de ceux qui croient en ce Messie si souvent mal accepté des Juifs, comme des non-Juifs: à Ephèse, Athènes ou Rome, l'apôtre Paul avait essuyé d'assez cuisantes réactions parmi les «païens»!

Je ne suis donc pas fâché d'avoir fait preuve d'une farouche obstination, en certaines circonstances! Bien sûr, nous laissions entière liberté à tous de croire, ou ne pas croire, au message contenu dans le livre que nous diffusions avec tant d'ardeur. Pour accomplir un choix, il faut en connaître toutes les données; c'était notre point de vue. Liberté, donc. Nous n'avions rien à voir avec les sectes faussement chrétiennes, qui annihilent la volonté et le jugement critique de leurs adeptes.

A Mostaganem, un brave homme juif m'empêcha de vendre mon livre à l'une de ses ouvrières qui me le réclamait avec insistance, quand je le présentai dans son atelier. Bon, je descendis dans la rue, j'entrai dans la boulangerie voisine du magasin, et demandai à la boulangère de bien vouloir remettre mon livre à ladite ouvrière, quand elle viendrait chercher son pain! Elle accepta, avec un sourire moqueur, en imaginant peut-être bien des choses; si seulement elle avait eu la curiosité de lire le titre de ce livre!

Vous l'avez compris: malgré les apparences, je n'étais pas un grand téméraire. Mais je ne pouvais résister au désir de communiquer ces quatre récits d'une même histoire, et ces lettres de trois ou quatre disciples du plus grand homme que la terre ait porté. Je n'ai jamais pu me résoudre à baisser les bras.

J'avais du mal à comprendre ce que l'on pouvait reprocher à Jésus. J'ai affronté des montagnes de moqueries et de sarcasmes, tant parmi les Juifs que parmi ceux qu'on appelle les «Gentils» (et qui ne le sont pas toujours!). Certes, l'enseignement de Jésus heurte notre très humaine pensée: servir pour régner, s'abaisser pour être élevé, donner pour recevoir; mais à qui le met en pratique, en s'appuyant sur le Dieu Tout-Puissant, il est donné de goûter aux réalités éternelles.

Triomphe de l'amour, seule valeur non cotée en bourse à ne jamais se dévaluer, même s'il se refroidit dangereusement de nos jours. Voilà la clef de voûte de l'Evangile, qui ne contredit jamais Moïse: aime, et tu ne commettras aucun crime, pas même à coup d'injures, de petites piques ou de persévérantes remarques acerbes bien placées, et tu ne raconteras pas de mensonges pour t'arranger; aime et tu n'auras pas envie de voler ce qui ne t'appartient pas, de travailler comme un fou au point de faire de ton métier un dieu moderne à la tête dure, qui t'empêche de penser à autre chose, à Dieu, à ta femme, à ton mari, à tes enfants en particulier; aime: c'est encore le meilleur moyen que d'aimer les gens pour qu'ils changent; aime d'un amour ardent – semblable à des braises qui brûlent le cœur, disait le roi Salomon –, un amour qui réchauffe les plus refroidis et leur donne envie d'aimer; aime et tu auras l'âme un peu plus sereine, et tu ne te prosterneras plus devant ta réussite, ou devant les souverains loisirs, et tu te rebelleras moins contre tout ce qui te semble inique, mais tu combleras les vides engendrés par l'injustice...

Aime Dieu et les hommes, et tout ira mieux! Et tu accompliras la Loi de Dieu, à la perfection... Mais est-ce seulement possible?

En trois mois, nous avions parlé ainsi des centaines de fois à nos frères juifs, diffusé plus de mille cinq cents livres, et parcouru près de six mille kilomètres. Leibj devait pourtant repartir, seul, durant l'automne de cette même année, pour visiter à nouveau plusieurs villes du Maroc; et en Algérie où il put enfin se rendre à Oran et Sidi-Bel-Abbès, que nous avions dû éviter lors de notre premier périple. A chacun ses traversées et ses exploits: au même moment, Bombard partait sur son bateau en caoutchouc pour traverser l'Atlantique...

Meknès n'était pas l'endroit idéal pour Adeline: elle s'y sentait mal intégrée, et j'étais soucieux de voir son entrain diminuer chaque jour. Il nous fallait trouver rapidement une solution.

Ma chère Adeline cherchait à se rendre utile partout où nous étions, mais elle souffrait d'avoir moins de contacts avec des amis espagnols. Tanger nous parut alors un excellent compromis: de nombreux Espagnols vivaient là, en même temps qu'une communauté juive dynamique, largement pénétrée de la culture séfarade (séfarade, en hébreu, veut dire «Espagne»), dont la langue parlée encore par plusieurs d'entre eux, le ladino, reflétait assez bien le passé judéo-espagnol. Nous déménageâmes rapidement. Tanger allait devenir une base plus stable pour notre famille, mais base de nombreux départs pour moi, vers de très instables horizons!

Après avoir sillonné l'Afrique du Nord, nous décidâmes donc, au début du mois de mars 1953, de franchir la Méditerranée pour nous rendre sur le Vieux Continent. Peu avant notre départ, j'avais lu dans un journal le récit d'un Juif, David Baron, qui avait répandu près de cinquante mille Nouveaux Testaments en hébreu parmi ses pairs en Europe, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Je m'étais soudain senti tout petit; nous n'étions pas les premiers, les seuls Juifs à croire au Messie Jésus, ni à entreprendre cette lourde tâche. Mais nous étions finalement plutôt rassurés de nous savoir devancés par cet intrépide monsieur Baron : quand une idée est vraiment mûre, elle émane de plusieurs voix; c'est bon signe.

A Marseille, le 5 mars, après deux jours de traversée houleuse sur le Koutoubia, une déception nous attendait: les livres étaient bien arrivés en France, mais à Paris, avec une surtaxe douanière exorbitante à payer. Nos plans étaient bousculés.

Après un long voyage sur une interminable route nationale (l'autoroute du sud n'existait pas encore), ralentis par les imprévisibles giboulées et peu aidés par les rares éclaircies, nous arrivâmes enfin à Paris. Nous étions reconnaissants de commencer notre travail en France parmi les plus proches de nos frères, les Juifs polonais. Nous redoutions cependant d'affronter, parmi eux, les rescapés de la barbarie nazie; et nous souffrions de constater l'absence de nos parents les plus proches, exterminés. Ce vide, incommensurable...

Les premiers jours dans la capitale furent éprouvants: trouver un logement convenable, récupérer les livres, courir comme les Parisiens quand nous n'y étions plus habitués depuis notre accoutumance aux mœurs et rythmes méridionaux! Puis, le grand saut: nos valises pleines de Testaments bleus, nos cœurs pusillanimes, l'inconnu.

Nous avions peine à retrouver les lieux de notre jeunesse. Tout avait changé. Les rafles avaient décimé la population juive, et le quartier autrefois conquis par nos parents ne l'était plus que par endroits épars. Le premier magasin où nous entrâmes était tenu par un goy, un non-juif. Nous étions désorientés. Cet homme fut aimable, et il nous indiqua plusieurs magasins tenus par des Juifs, sans laisser percer aucune marque d'antisémitisme. Il fit preuve, au contraire, d'une certaine déférence. La partie était remise: le choc devait être rude.

«Nous ne voulons plus de Dieu, qu'il soit juif ou chrétien!», nous dirent nos premiers interlocuteurs, avec véhémence. Les prophètes avaient jadis reproché à Israël sa mauvaise conduite qui salissait le nom de son Dieu, qui laissait aux nations voisines le loisir de discréditer le Dieu Unique. La beauté de la nature, même atteinte par les fols appétits humains, ou d'une lèpre qui la ronge, et l'humanité toute entière, nous donnent une idée de l'infinie personnalité du Créateur. Mais le peu de grâce, ce pâle reflet de Dieu qui reluit sur chaque être humain malgré les flétrissures, les nazis l'avaient totalement étouffé: à cause d'eux, le nom de Dieu était réduit à néant parmi les Juifs: «Si nous avions à choisir un Dieu, disaient nos frères de sang à Paris, ce ne serait certainement pas le vôtre...»

Nous étions muets, incapables de leur répondre, sans voix. Nous partagions leur souffrance. Certes, nous n'avions pas connu les horreurs endurées par certains d'entre eux. Mais comme la plupart, nous avions perdu toute trace de nos familles demeurées en Europe centrale pendant la guerre. Notre compassion n'était pas feinte. Leur monumental «Pourquoi?» était aussi le nôtre. Mais Dieu est amour, rien ne peut nous ravir cette conviction. Il aurait pu arrêter le bras des nazis? Certainement, mais l'homme serait tombé plus bas encore, réduit à l'état de pantin médiocre. Le mystère demeure, mais les agents du mal sont toujours démasqués: c'est l'homme qui détruit ses semblables. A lui la faute.

La nature ne porte en elle-même aucun remède au mal qui la ronge, le manichéisme apparaît peu résistant aux assauts débordants de son penchant le plus noir, et l'autonomie de l'homme, face à ce mal qui l'habite aussi, n'est dès lors plus qu'une fiction. Mais si le Dieu qui nous dépasse, s'abaisse lui-même et se laisse atteindre à son tour – de la main même de ses propres créatures – par ce mal pour l'anéantir en sa chair, alors son amour est indubitable. Des millions d'individus vivent aujourd'hui de cette espérance, de cette réalité. «Qu'une femme ait envie de divorcer, disait Leibj à ses frères de la capitale, ne prouve pas que son mari ne l'aime plus. Elle est peut-être tout simplement déraisonnable». Reviens! criaient déjà les prophètes, de la part d'un Dieu rempli de bons et vrais sentiments, désolé de voir son «épouse» – c'est ainsi qu'il appelait son peuple – éprise d'une dangereuse liberté.

Pour l'heure, en ces pathétiques moments parisiens, malgré notre intense conviction, nous avions presque envie de tout plaquer. Nous n'étions parvenus à écouler qu'une infime partie de notre stock, et encore, en suppliant les gens de les accepter gratuitement! Les souvenirs affluaient: les repas misérables, les nuits dans le métro, les jours heureux en compagnie de Leiser, les arrestations... Un jour vint où notre découragement fut si profond que nous abandonnâmes, l'espace d'un shabbat et d'un dimanche, toute velléité de répandre nos livres dans le quartier du Marais.

Nos deux jours de repos furent bienfaisants. Après notre mémorable «jeudi noir», les forces nous revinrent, et nous trouvâmes à nouveau un accueil sympathique dans ces rues que nous avions parcourues trente ans plus tôt. Une femme reçut notre Testament avec une réelle joie, puis un homme, dans le magasin suivant. Ailleurs, notre discussion avec une ouvrière chrétienne émut sa patronne juive aux larmes: nous parlions de l'amour de Dieu envers Israël. Ce jour-là, Leibj prononça une phrase que je devais retenir: «Les authentiques chrétiens non-juifs peuvent faire plus de bien aux Juifs que nous n'en pouvons faire nous-mêmes...»

Notre condition s'améliora de jour en jour: nos livres partaient comme des petits pains, les conversations étaient plus sereines et étoffées. Nous étions mieux armés et plus courageux pour rencontrer, pour aider nos frères polonais qui demeuraient troublés et inquiets. Nous avions diffusé, cette dernière semaine, près de cinquante à soixante Nouveaux Testaments par jour. Mais les insultes se remettaient à pleuvoir; on ne comprenait pas notre engouement pour cette activité peu lucrative. On nous disait souvent: «C'est tout ce que vous faites?» Les Parisiens auraient trouvé un immense bénéfice à aller en Afrique, où nous avions rencontré une multitude de pauvres pour qui le «faire» n'avait guère de signification. Ils étaient simplement reconnaissants de vivre, leur activité n'étant qu'un ingrédient – parmi d'autres – de ce bienfait. On a beaucoup à apprendre d'eux.

Nous sommes restés une quinzaine de jours à Paris, après quoi notre élan nous porta vers l'Alsace et la Lorraine, où nous savions que les Israélites étaient bien implantés depuis de nombreux siècles.

Notre Fordson avait du mal à grimper les côtes qui se succédaient jusqu'en Lorraine. Chaque montée était éprouvante pour le moteur du véhicule lesté de plusieurs centaines de kilos de livres, sans compter nos humbles personnes! Nous arrivâmes à Metz le 1er avril, après une longue journée de voyage jusqu'à cette haute terrasse du Sablon, au confluent de la Seille et de la Moselle. On nous avait dit que les Juifs de ces régions étaient très ancrés dans leurs traditions, «fanatiques» même, aux dires – exagérés – des Juifs les plus assimilés de Paris.

En effet, nous rencontrâmes une assez violente opposition à notre effort. Mais nous fîmes la connaissance d'une femme plongée dans une sombre nuit, depuis que ses parents, toute sa famille, l'avait rejetée après qu'elle ait cru au messie Jésus. Elle ne parlait plus jamais de ses convictions, gardant pour elle cette foi qui la mettait au ban de la communauté. Quand elle fut avec nous, elle parut ne plus pouvoir se départir d'un sourire jailli des profondeurs, trop longtemps retenu. Mais elle nous voyait déjà lapidés, en paroles, par ses pairs. Pour la réconforter, nous lui confiâmes que nous avions distribué plus de quarante Nouveaux Testaments, malgré les réticences. Comme au temps de Jésus, les Juifs ne sont jamais unanimement hostiles.

L'antisémitisme s'est longtemps nourri d'un «les Juifs» englobant: «Les Juifs ont tué Jésus; les Juifs ont payé les soldats romains pour garder secrète la nouvelle de la résurrection du crucifié; les Juifs sont omniprésents dans tel secteur de la société»... Pas plus que les non-Juifs, en proportion! Et pour combien de Juifs pauvres et inconnus? Et ne les a-t-on pas, au cours des âges, relégués dans cette «spécialité» qu'on leur reproche à présent de maîtriser mieux que d'autres?... Les Juifs. Tous les ingrédients d'une bonne cuisine antisémite se trouvent réunis en ces deux mots.

Et l'on oublie de dire que Marie, la mère de Jésus, ou Marie l'ancienne prostituée, Jean, Pierre, Thomas et les autres apôtres étaient tous juifs – et partisans de Jésus –, que cette locution «les Juifs» ne concernait en fait qu'une partie d'entre eux, dont plusieurs membres du conseil religieux (mais non pas tous), et une populace versatile, excitée au meurtre, ignorante au fond des vrais problèmes; sinon, elle n'aurait pas relâché, la veille de la Pâque, un certain Barabbas, un truand condamné à mort et dont le nom hébraïque, comme par l'effet d'un ultime canular, peut se traduire par: «Fils d'un père». Ce même jour, Jésus, le Dieu Sauveur (tel est le sens de son prénom en hébreu: Yeshoua), le véritable Fils du Père, subissait une condamnation injuste, désirée par «les Juifs», entérinée par «les Romains»

Hérode et Ponce Pilate, pour une fois d'accord.

Le choix des plus forts, ou de l'apparente majorité, n'est pas toujours le meilleur. Une veille de Pâque, donc, en l'an désormais plus ou moins zéro (l'année juive se comptait aussi à partir de Pâque, quand Israël sortit d'Egypte...), Jésus, sur une croix.

C'était aussi la Pâque, en ce début du mois d'avril 1953; pour les Juifs comme pour les chrétiens, cette année-là. On fermait encore, dans ces régions, les magasins toute la journée du vendredi saint. Souvenir du sombre jour, têtes baissées dans les chaumières, repas maigres, la Lorraine était une région très catholique. Nous n'attendîmes pas davantage que les sept jours de l'antique «fête des pains sans levain» soient passés pour quitter Metz. Nous venions d'apprendre que cinq cents Nouveaux Testaments nous attendaient à Bruxelles, où nous avions signalé notre passage à la société qui les éditait en nombre croissant. Notre correspondant, monsieur Désy, habitait à une trentaine de kilomètres de Bruxelles. Nous ne savions pas alors que cet homme, un non-Juif, deviendrait notre plus fidèle allié, d'abord en Belgique, puis en France, dans les années suivantes. S'il nous avait fallu prouver qu'un goy peut être «philosémite», nous l'aurions désigné, sans l'ombre d'un doute; et sans oublier sa charmante femme qui savait tout organiser pour notre plus grand confort!

Après avoir distribué nos Testaments à Bruxelles, nous allâmes à Anvers. Je retrouvai la ville où j'avais séjourné plusieurs mois, le quartier où habitaient mon oncle et ma tante, et quelques personnes qui les avaient connus. «Qu'est donc devenue la famille Schewinski?» leur demandai-je. Ils s'étaient attardés, me répondit-on, plus qu'il ne fallait dans l'attrayante cité refuge, et n'étaient jamais partis pour les Etats-Unis. Ils sont morts au camp de...»

Notre rocambolesque aventure à la bourse des diamantaires d'Anvers, où nous laissâmes notre précieuse littérature au milieu des pierres dont la perfection reflète aussi la gloire de Dieu – et le brillant celle des hommes –, les gamins juifs orthodoxes, fils et filles de rescapés hongrois ou allemands, étonnés de nous voir dans nos costumes européens (sans calotte ni papillotes), qui nous suivaient en criant : «Regardez! Des goyim qui parlent yiddish!», rien ne parvint à me dérider: je venais de perdre ma dernière parente, son mari et leurs enfants, que j'avais cru vivants dans une ville américaine, sans avoir jamais pu m'en assurer. Comme beaucoup de Juifs d'Anvers, l'amertume tentait de rider mon cœur, de le vieillir prématurément. Comme eux, j'acceptais l'énigme, une fois encore, sans plus chercher à la résoudre: Dieu souverain, méchanceté des hommes.

Nous laissâmes là plus de deux cents Nouveaux Testaments, deux cents fois l'occasion de dire à ces hommes profondément intelligents, que Dieu console les affligés, savants ou ignorants : son amour est plus fort que la mort. Salomon, le sage Kohelet, le plus riche des hommes en son temps, a chanté cet amour, après son effrayant et cynique «vanitas vanitatum» («avel avalim», en hébreu): «Vanité des vanités, tout est vanité.» A quoi sert-il à un homme, proclama Jésus en un millénaire écho, de gagner le monde, s'il vient à perdre son âme? Que les diamants ne trompent donc pas leurs heureux propriétaires...

De Bruxelles, où nous écoulâmes nos derniers livres, je garde le souvenir d'un homme, dans son bureau, ouvrant une volumineuse Bible en hébreu, pour vérifier que les versets du prophète Esaïe, au chapitre 53, cités par l'évangéliste Matthieu, n'avaient pas été rajoutés «par les missionnaires». Tel était son doute. En hébreu, comme dans toutes les langues où ce texte d'Esaïe fut traduit depuis le huitième siècle avant la venue de Jésus, il est bien question d'un homme, juste (il ne peut donc être assimilé au peuple d'Israël, comme certains le croient), qui souffre, qui s'offre comme un agneau sans défense à ses bourreaux, qui meurt pour les fautes de son peuple, qui donne la paix car il apporte le pardon – il apaise et anéantit nos effrayantes culpabilités, conscientes ou non –, qui revient à la vie et voit une nombreuse descendance, qui annonce les prémices de la rédemption finale. Le Juif Lévi, alias Matthieu, n'a rien inventé, non plus les «missionnaires», et surtout pas vos modestes serviteurs! Un rouleau de ce livre d'Esaïe, quasiment complet, trouvé dans une grotte près de la mer morte à Qumran, vient de le prouver encore en notre vingtième siècle: la copie de cet antique manuscrit siège en bonne place au Musée du Livre, à Jérusalem.

Retour à Metz, via Thionville, le temps de récupérer notre cargaison laissée aux bons soins d'un ami; puis Nancy, isolée de sa concurrente régionale et industrielle par la forêt de la Haye, et enfin tous les villages que nous rencontrâmes jusqu'à Strasbourg. Nous appréciions le caractère, encore très marqué à cette époque, de chaque région, chaque ville, chaque village presque. Les grands immeubles uniformes, les «cages à lapins» des années soixante apparaissaient tout juste en certaines banlieues, mais sans leur donner encore cet air triste, banalement carré et bétonné, grisâtre et sans personnalité, que nous leur avons connu par la suite. Les ravages de la guerre étaient encore visibles, et partout les maçons maniaient la truelle. Les routes étaient agréables, certes plus inconfortables qu'aujourd'hui, mais combien moins encombrées! Dans les villages alsaciens, nous trouvions toujours quelques familles juives, chez qui nous séjournions un court moment pour leur expliquer notre démarche. Aucune réaction «fanatique» à noter, une suspicion certes, mais nous reçûmes souvent un assez bon accueil.

En tout lieu, nous contactions également des chrétiens avertis de notre passage. Beaucoup d'entre eux éprouvaient aussi quelques difficultés à comprendre notre activité, mais nous tentions alors de les aider à mesurer le fossé qui les séparait, consciemment ou non, du peuple juif, des erreurs commises a son égard, jusque dans les moindres détails. Un «les Juifs» prononcé, même sans parti pris, du haut de la chaire, et c'était déjà une blessure dans les âmes juives, une arme entre les mains de nos adversaires.

Strasbourg fut sans nul doute la ville la plus dure de notre périple, la plus radicalement opposée à notre offre. Cela assombrit notre séjour dans cette cité admirable, aux rues et ruelles garnies de maisons à colombage artistement décorées (la Maison Kammerzel!), dominée par sa noire et manchotte cathédrale (avec sa statue de la Synagogue aux yeux bandés...); les bords de l'Ill, la Petite France...

Une femme juive nous cria un jour, l'air triomphant, que nos Nouveaux Testaments distribués dans la ville étaient tous jetés dans les poubelles. Elle n'avait peut-être pas entièrement tort. Mais une autre jeune femme accepta promptement le livre, avec un regard reconnaissant: elle affirma, ce jour, pour la première fois, qu'elle croyait profondément en ce Messie d'Israël que des amis chrétiens lui avaient présenté avec une infinie douceur, et avec un sincère respect de son identité juive. Les réactions, disais-je tout à l'heure, ne sont jamais uniformes; non plus l'attitude des chrétiens.

A Mulhouse et Colmar, nos contacts avec la population furent plutôt chaleureux. Un dentiste nous fit même l'aveu qu'il voyait la main de Dieu dans notre geste envers lui! Ce fut aussi dans l'une de ces deux villes, qu'un jeune homme nous fit lire une lettre de sa mère, la dernière qu'il reçut d'elle, écrite dans un camp nazi. Elle l'encourageait, malgré sa mort qu'elle savait désormais imminente et monstrueuse, à ne jamais cesser de croire au Dieu d'Israël. Il n'est guère, en ce monde, d'aussi bel exemple que celui de cette femme.

Roanne, Lyon, Saint-Etienne, Grenoble, Annecy... La France! La variété de ses campagnes, de ses villes! Plaines, montagnes et vallées, verdure et industries, ses marchés – nous avions repris, pour un temps, l'habitude de les fréquenter – où nous discutions longuement avec les nombreux forains juifs, plus humbles que les Parisiens, plus ouverts aussi à notre singulière littérature.

Le trajet s'effectua sans encombre, via la Suisse, où nous visitâmes Genève, la cité de Calvin, puis Lausanne et Montreux, sur les bords du lac Léman que je revoyais avec plaisir, en songeant, lorsque nous passâmes à Morges, à mon aveu difficile et ma déclaration de foi, jamais regrettés depuis. A Montreux, nous eûmes l'honneur d'être reçus par la Haute Ecole Rabbinique, où nos échanges avec les étudiants et les professeurs se poursuivirent tard dans la soirée, sur le mode du «pilpoul» cher aux talmudistes!

Nous arrivâmes au début du mois de juin à Tanger. Je fus heureux de retrouver Adeline, après quatre longs mois d'absence. Comme certains arbres ont besoin d'une période de froid pour que leurs cellules soient stimulées, notre amour s'était renforcé pendant ce temps de séparation, pour s'épanouir encore en nos années de maturité. Précieuse Adeline...

Il était impossible de ne pas aimer Adeline; les jeunes filles dont elle s'occupait à Tanger le lui rendaient bien. Elle s'acharna à leur fournir une éducation, à les intéresser à différents travaux, à les instruire sur le contenu de la Bible, ou sur toute chose utile dans la vie d'une femme; car Adeline était devenue une croyante fervente, désireuse de venir en aide à tous. Et curieusement, ce fut un nombre croissant de jeunes filles... juives, qui s'intéressèrent à ses activités et ses enseignements! Je fus donc largement réquisitionné par Adeline, et finalement absorbé par cette nouvelle entreprise de ma femme! Parmi les jeunes filles, se trouvaient deux enfants d'un homme que je n'aurais jamais imaginé revoir...

Il m'arrivait fréquemment d'entrer dans les magasins tenus par des Juifs, à Tanger, pour leur offrir un exemplaire du Nouveau Testament en hébreu-français, ou hébreu-espagnol. Un jour, j'entrai chez un tailleur du nom de Goldstein. Le visage du dit Goldstein m'intriguait. Après l'avoir scrupuleusement observé au cours de notre brève conversation, je lui lançai: «Iorga! qu'est-ce que tu fais là?». Il devint blême, et me fit aussitôt signe de me taire. «Vous étiez aussi en Espagne?» me demanda-t-il alors, sans me reconnaître après vingt six longues années d'absence. «Non, lui répondis-je avec le sourire, je fabriquais des képis, à Sidi-Bel-Abbès, dans la Légion dont tu as fichu le camp, habillé d'un beau costume civil fait sur mesure!». Il était livide, tout tremblant de peur. Je le rassurai aussitôt en lui affirmant que j'étais entré dans son magasin par hasard, sans aucune préoccupation hostile à son égard. Il m'entraîna alors au fond de son échoppe, et me raconta sa stupéfiante histoire.

Quand il avait déserté, il s'était rendu en Espagne, où il s'était engagé dans l'armée espagnole. Pendant la guerre civile de 1936, il était en compagnie d'un soldat juif du nom de Goldstein, lequel fut hélas tué à ses côtés. Dans la précipitation imposée par une retraite périlleuse, il eut tout juste le temps de s'emparer des papiers et des affaires de son camarade qu'il dut abandonner à contre-coeur sur le champ de bataille. Après ces événements, il fut libéré de l'armée espagnole. Il choisit alors d'aller vivre au Maroc, à Tanger. C'est à ce moment précis qu'il eut l'idée de prendre l'identité de son ami: il pouvait aisément passer pour un Juif car il avait été élevé comme tel par la famille juive qui l'avait adopté quand il était jeune orphelin. Aussi, dès son arrivée à Tanger, la communauté juive l'aida à s'installer dans la ville: il obtint rapidement un magasin, et se maria à peine quelques mois plus tard avec une jeune fille juive. Quand je le retrouvai, il avait deux enfants – deux filles qui étaient venues plusieurs fois chez moi, dans le groupe d'Adeline! – et une affaire qui marchait bien! Et tant que j'habitai à Tanger, Iorga me confectionna tous mes costumes. Personne ne connut jamais sa véritable identité, pas même sa femme...