Juif errant... Juif héraut

Deuxième partie: voyages d'un juif héraut - Les Juifs et la Nouvelle Alliance.

Chapitre 9

Le seul nuage noir, qui assombrit un peu mon existence à ce moment-là, vint précisément de ce fameux pasteur Bloch: il ne manquait jamais de nous rendre visite, chaque fois qu'il passait à Sidi-Bel-Abbès! Un jour, n'y tenant plus, je lui demandai: "Mais que voulez-vous au juste?" Il me répondit, sans ambiguïté aucune, qu'il cherchait à me prouver que Jésus était bien le Messie des Juifs, comme des non-Juifs; que ce Messie n'avait rien à voir avec ce que l'on m'en avait dit jusqu'alors, ni avec ces soi-disant chrétiens qui laissaient penser le contraire par leurs actes criminels. "Jésus a enseigné, ajouta-t-il, que l'on reconnaîtrait ses disciples comme on reconnaît un arbre au fruit qu'il porte: ou l'arbre est bon, et le fruit est bon; ou l'arbre est mauvais et le fruit...
– Bon! l'interrompai-je, et alors?
– Alors, répartit René Bloch sans sourciller, vous ne devez pas assimiler Jésus à ce que les autres en ont fait: vous pouvez réellement croire en lui..."

Moi, cet homme-là, il m'agaçait. Il m'avait raconté comment la grand-mère de sa femme, catholique convaincue, l'avait impressionné quand il était plus jeune: son dévouement, sa confiance inébranlable en Dieu, l'absence, chez elle, de tout sentiment hostile à l'égard des Juifs, cette attitude remarquable et authentique avait entraîné René dans cette foi en Jésus que je jugeais erronée. Aussi, pour avoir la paix, je lui dis: "C'est d'accord, Jésus est bien le Messie; maintenant, au revoir et merci!".

Mais le pauvre homme, naïf et touchant de simplicité, se mit à genoux et commença à remercier le "Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob d'avoir bien voulu éclairer un des enfants du peuple élu!" Il pria encore pour moi, avec des paroles bouillonnantes de sympathie, ne cessant de remercier l'Eternel d'être témoin d'une telle déclaration de foi! Je le regardais, un peu ébranlé par sa candeur toute enfantine, mais je riais sous cape. Je croyais que cet entretien ne sortirait pas de ces murs, et qu'une fois pour toutes, je serais enfin tranquille. Hélas, le brave pasteur s'empressa d'annoncer à ses ouailles "qu'une brebis avait rejoint le troupeau", et bientôt tout le petit monde protestant évangélique local fut au courant de ce qui s'était passé entre ces murs de ma maison, jugés un peu hâtivement hermétiques!

L'incident – car pour moi ce n'était qu'un incident – n'en resta malheureusement pas là. Ce cher monsieur Bloch me remit une Bible, et un Nouveau Testament en yiddish. Je commençai à lire ce dernier livre par simple curiosité, bientôt intrigué par l'histoire de Jésus, si différente des grossières légendes colportées dans nos milieux. Mon pasteur enthousiaste mit aussi son point d'honneur à me rendre visite plus souvent encore. Chaque fois, il m'exhortait à me joindre à une assemblée évangélique. Pendant deux ans, j'ai donc fréquenté régulièrement ces cultes protestants, sans croire un traître mot de tout ce que l'on y prêchait! Je jouais la comédie, et je dois avouer que j'y prenais goût: cela m'amusait.

En août trente-huit, je fus sur le point de cesser ce jeu stupide : Bloch me proposait de l'accompagner en Suisse, pour assister à une convention des Assemblées évangéliques, à Morges, inaugurée au début du siècle par Ruben Saillens, l'un des chefs de file du mouvement évangélique en France. Or René Bloch, avant d'être pasteur, avant d'être soldat, était un ancien diplômé d'une école hôtelière allemande. Il s'occupait donc volontiers de tous les préparatifs relatifs à l'intendance, mais aussi des détails pratiques de ce rassemblement. Son offre était simple: il avait besoin d'aide pour organiser cette rencontre, de bras pour monter le chapiteau prévu pour abriter les réunions, de bonnes volontés pour faciliter la réception des participants... En échange de mes services, les organisateurs m'offraient le voyage.

Je ne pus résister à cette dernière proposition: la Suisse! J'aimais voyager, et dussé-je jouer la comédie un peu plus longtemps, je ne me priverais pas, pensais-je alors, d'une si belle occasion pour visiter la Suisse, aux frais de ces braves chrétiens! Après tout, je ne leur avais rien demandé, et ils ne cessaient de m'accaparer depuis plus de deux ans! Et puis, je n'avais pas pris de vacances depuis mon arrivée en Algérie. J'avais trimé des nuits entières, travaillé au-delà du raisonnable pour offrir un certain confort à ma famille. Je n'avais reculé devant aucun sacrifice pour fournir une bonne éducation à mes enfants, pour les combler autant qu'il m'était possible, à tel point que l'on me reprochait presque d'être un "papa-gâteau"! Je savais que je pouvais laisser Adeline avec les enfants sans la fâcher: ses parents vivaient à deux pas de chez nous, et elle ne serait jamais seule. Il ne me vint pas un instant à l'idée que mon hypocrisie était véritablement odieuse; je ne voyais que le but de l'opération: un voyage en Suisse!

La Suisse. Je ne devais pas regretter mon choix, à plusieurs titres d'ailleurs. D'abord, la découverte de ces rives du lac Léman, cette heureuse conjugaison de la montagne et de l'eau, des vignes et de la forêt, la splendeur solennelle de l'endroit m'avaient ébloui. Morges, posée avec douceur sur les rives du Léman entre Nyon et Lausanne, regardait vers les hautes cimes enneigées, comme vers l'abîme insondable de l'eau. Son château dominait massivement, de ses quatre tours d'angle, la ville qui coulait en douceur vers son port. Vers la fin de l'après-midi, en ce mois d'août, un vent du nord-est, le Morget, effleurait d'abord les toitures, pour gagner ensuite en force et s'élancer vers le lac; il emportait les pêcheurs, prêts à se laisser pousser par ce compagnon fidèle en été, loin des berges, vers des lieux plus obscurs et poissonneux. J'étais tout à la joie de contempler ces lieux, et d'être au bénéfice de cet air sain et frais de la montagne, mais les circonstances de ma présence en cet endroit assombrissaient cette lumineuse et profitable découverte.

Une fois arrivés à Morges, Bloch s'empressa en effet de me présenter à ses amis. Sa joie était à son comble: n'avait-il pas enfin un vrai compagnon, juif comme lui, uni dans une même foi? Il n'était plus seul, croyait-il, pour braver l'écrasante majorité non-juive parmi les chrétiens, et la suspicion qu'il rencontrait encore au détour d'une conversation. S'il avait su... Mais ici, on m'accueillait avec affection et chaleur! A les entendre, le fait que je sois juif revêtait une grande importance. Non pas qu'ils me jugeassent "supérieur", mais ils estimaient que le privilège de connaître Dieu incombait en premier lieu aux Juifs.

A mon niveau, ce qui m'étonnait dans leur attitude, c'était précisément l'absence quasi absolue de tout sentiment antisémite, de toute parole déplacée (à part deux ou trois dérapages peu méchants) à l'égard du peuple d'Israël. Au contraire, ces chrétiens évangéliques vouaient aux Juifs une véritable admiration, parfois gênante quand elle devenait excessive. Deuxième détail, leur connaissance extraordinaire des écrits bibliques: ils connaissaient l'Ancien Testament mieux que moi! Ils étaient capables d'en réciter des passages entiers, d'en restituer la profondeur, l'enseignement, avec une précision d'horloger et l'art d'un peintre.

Décidément, ces chrétiens ne ressemblaient pas à ceux – ignorants pour la plupart – que j'avais connus pendant mon enfance. Peut-être parce qu'ils étaient protestants? Par la suite, j'ai également rencontré des catholiques tout à fait aimables... Alors, c'était sûrement en raison de ma foi (qu'ils croyaient authentique!) en le même Messie qu'eux? Non, ce n'était pas vraiment leur seul argument, bien que cela ajoutât un dièse en ma faveur. A les entendre, ils aimaient tous les hommes, sans distinction de religion ou de race, même s'ils estimaient que seul Jésus était bien le sauveur de chacun. Ca, ils n'en démordaient pas. Au fond, ils étaient gênants, mais logiques: s'il n'existait qu'un seul Dieu, il fallait que ce soit le même pour tous.

Bon, pensais-je, il est vrai que les multiples dieux du panthéon imaginé par les hommes finissent par se contredire les uns les autres, et à nous ressembler d'un peu trop près! Ce n'est pas très convaincant, en effet. Et comment le même Dieu, identifié par les hommes sous divers noms, pourrait-il se démentir, être Unique ici, et ailleurs multiple, presque à l'infini? Soit, mais lequel aurait alors le mérite et le privilège d'être le seul, le véritable, le bon? Le Dieu d'Israël, répondaient mes chrétiens sans aucune hésitation. Ah! Mais alors? Et Jésus? Le Messie d'Israël, affirmaient-ils encore, Dieu fait homme, comme Moïse et les prophètes l'avaient annoncé... Non! coupais-je avec vigueur.

Certes, j'avais découvert, dans les récits des évangélistes, un Jésus tout différent de ce que j'avais imaginé, ou de ce que l'on m'en avait dit. C'était un vrai Tsadik, un Juste, digne de notre plus noble généalogie, dont la grandeur d'âme, la bonté, la sage puissance, l'irrésistible amour étaient sans faille. Mais Dieu-homme? Notre désaccord fut mis en lumière avec une telle évidence que je continuais pour l'heure, avec plus de difficulté, à jouer la comédie.

Je les observais depuis déjà deux ans, mais à Morges, je les avais enfin sous les yeux, à tout moment. Ce fut un véritable choc pour moi. Au terme de ces quelques jours de vie commune, je ne pouvais apporter que deux réponses à mes questions: ou bien ces gens étaient fous, ou bien ce qu'ils disaient était vrai. Comment leur amour – même imparfait – eût-il pu être factice? Ne les avais-je pas vu s'entraider, prier les uns pour les autres, se pardonner réciproquement après un violent désaccord, se préoccuper souvent plus des autres que d'eux-mêmes? Ne m'avaient-ils pas accepté avec une affabilité que je n'avais jamais rencontrée ailleurs? N'étaient-ils pas capables – cela m'avait vraiment impressionné – de donner une bonne part de leur temps, de leur argent, de leur amitié, sans rien espérer en retour? N'avais-je pas entendu cet ancien truand, ou ce bon père de famille, cette ancienne prostituée ou cette honorable artiste témoigner de leur "conversion"? Et qui donc avait pu transformer ces êtres? Et ma belle-mère?

Eux-mêmes, pensais-je. Mais la transformation était trop radicale, profonde et durable, pour l'imputer au seul effort humain. Alors? Cela ressemblait étrangement à la conversion prônée par le prophète Jérémie, ou par Moïse lui-même... Une oeuvre de Dieu, où l'homme ne fait qu'entrer, de toute sa volonté, par grâce. Téchouva, disions-nous en hébreu, retour vers Dieu, mû par le dégoût du mal-faire qui nous colle à la peau, par le profond désir, trop souvent insaisissable et fugace, d'accomplir ce qui est bien. Une circoncision intérieure, un cœur selon Dieu greffé à la place du "cœur de pierre", comme l'avait promis Ezékiel le prophète.

Ces chrétiens n'étaient-ils pas en train de me démontrer, à leur insu, qu'il était possible d'aimer Dieu – presque! – de tout son cœur, et son prochain – presque! – comme soi-même? Et ils répondaient modestement que leur seule force, c'était d'avoir cru en Celui qui avait porté sur lui, à en mourir, leurs fautes, leur manque d'amour sous toutes ses formes, leurs "péchés". Foi en l'Agneau de la Pâque, dont le sang apposé sur les linteaux des portes, et des cœurs, garantissait la protection contre l'épouvantable fléau; Isaac offert sur le Mont Moriya; Messie souffrant, bientôt glorieux. Ils attendaient son retour, visible par tout l'univers, avec une confiance inébranlable, malgré le "retard"...

Ils n'étaient pas les premiers à croire en ce Messie-là, depuis le jour où le sage Rabbi Gamaliel, du temps des apôtres, avait répondu à ses frères du haut conseil religieux de Jérusalem, le Sanhédrin, qu'une oeuvre ne peut avorter si elle vient de Dieu... Une nouvelle alliance, de Dieu avec les hommes. En définitive, c'était à peu près tout ce qu'ils "proclamaient", à qui voulait l'entendre d'ailleurs. Ils ne forçaient personne à croire comme eux, aimaient-ils à répéter (ils étaient tenaces !), mais ils se réservaient le droit de partager leur foi avec quiconque se trouvait sur leur route, sans pour autant user des stratagèmes chers à l'Inquisition.

Leurs regards clairs, leurs gestes francs, leur joie réelle, leur assurance, malgré leurs failles dont ils étaient conscients – et malgré les difficultés qu'ils ne manquaient pas de rencontrer comme chaque individu sur cette terre –, tout cela produisit sur moi un effet souverain. Chemin de Damas, lumineux. Foi. "Jésus, mon Seigneur et mon Dieu": comme le Juif Thomas, disciple antique de Jésus, j'avais touché du doigt, j'avais vu; et je croyais. La révélation avait illuminé ma raison, sans la malmener. J'étais ému par cette infinie douceur, mais j'avais le vertige, encore.

Comment allais-je désormais vivre? Et ma famille? Et mes frères, les Juifs? Comment vous expliquer quel abîme s'entrouvrait alors sous mes pieds? Il faut l'avoir vécu pour l'exprimer. J'étais devenu le traître que j'avais si longtemps critiqué, vilipendé, haï à certains moments, injurié et trompé en la personne du brave pasteur Bloch. Par la foi en ce Messie que je voyais désormais dépeint par Esaïe, ou par le Roi David, par Moïse, et par les évangélistes du premier siècle, je me détachais d'emblée de l'antique tradition défendue avec courage par mes ancêtres, au prix souvent de leur propre vie et devant les pires vexations, les pires outrages que des hommes aient pu commettre à l'égard d'autres hommes. Et ne récitions-nous pas, dans nos familles juives, la prière des morts sur celui qui croyait au "Crucifié"? N'allais-je pas "mourir", aux yeux des miens, pour toujours  "Meshumed", disait-on en hébreu, effacé, maudit. Bloch avait connu les mêmes souffrances avec sa famille, maigre consolation. Mes parents porteraient le deuil, sept jours durant, sans manger pour ainsi dire, ni se laver; j'étais "mort".

Mais je vivais pourtant. La paix irradiant tout mon être, la certitude du pardon tant espérée un soir de Yom Kippour, la précieuse présence du Dieu saint qui vint, avec amour, habiter le pauvre "temple" délabré que j'étais alors, cette tendre bousculade, m'aidèrent à colmater fermement cette avarie majeure, à braver ce doute et ce sentiment écrasants. Comment exprimer enfin, avec force et conviction, cette dernière impression: je me sentais plus juif que jamais... Et j'éprouvais un nouvel amour – revigoré – pour les miens, pour mon peuple, pour Israël; un amour, un respect plus vifs pour les Arabes avec qui je partageais l'existence à Bel-Abbès, et pour tous les hommes et femmes de cette terre, même ceux qui m'avaient déchiré l'âme en Pologne. C'était moins dur, de pardonner.

Les événements se précipitèrent. D'abord, j'avouai ma supercherie à mes compagnons de Morges. Point de stupéfaction final, pour eux comme pour moi. Ils surent me pardonner, oublier l'incommensurable hypocrisie, l'immonde duplicité dont j'avais été capable. Le pauvre René Bloch fondit en larmes, de tristesse et de joie: il se sentit dupé jusqu'au fond de l'âme, mais heureux jusqu'au tréfonds de son cœur. Son aide persévérante, son amour constant, sa fidélité exemplaire et son indéfectible amitié resteront à jamais gravés dans ma mémoire, comme un exemple toujours présent devant mes yeux. Véritable "mémorial" humain, il me rappellera, mieux que les téfilines (les phylactères) que l'on revêt au moment de la prière, la vocation qui nous est adressée d'aimer l'Eternel de tout notre cœur, de toute notre âme, de toute notre force...

A mon retour, je racontais à ma famille et mes amis – difficiles aveux – les bouleversements survenus à Morges. Adeline n'en fit d'abord pas grand cas. Elle se réjouit pourtant de me voir plus souvent à la maison, plus disponible, et moins réfugié dans les bistrots où j'avais pris l'habitude de boire une quantité non négligeable d'anisette! Dans nos services à l'église, je commençai à prier à voix haute, spontanément, comme c'est la coutume chez les chrétiens évangéliques. C'était une église de langue espagnole, mais le pasteur, Armengol Felipe, avait tenu à ce que les Français s'y sentent à l'aise. Bientôt, tout le monde pria en français!

Je m'aperçus, comme René Bloch l'avait constaté avant moi, que les Espagnols avaient du mal à extirper tout sentiment antisémite de leur conscience. Un semblant de malsain mépris demeurait ancré au fond des cœurs; ils le combattaient avec zèle, mais une phrase blessante, une blague mal placée surgissaient encore, malgré eux. Il me fallut aussi surmonter ma propre aversion, tenir en bride ma susceptibilité, pour ne pas leur en vouloir. Le pardon... Rien ne nous empêchait de prier ensemble. Nous manifestions ainsi notre foi, notre désir de suivre aussi sincèrement que possible les préceptes divins; et si une chute survenait, nous redécouvrions avec une véritable joie, sans cesse renouvelée, la consolation et le pardon de ce Dieu dont le sacrifice répondait sans faille à notre tristesse.

Devant tant d'évidentes preuves de changement chez sa mère, et maintenant chez son mari, Adeline finit par capituler elle aussi: la chenille sortit de son cocon et devint papillon multicolore; une nouvelle vie éclot, comme une fleur à la lumière. Saint Onufre, ou Onofre, fut bientôt jeté au rebut, suivi par toutes les autres idoles plus subtiles, invisibles, que peut receler un seul cœur humain, même féminin! L'ambiance familiale en fut transformée. Doux parfum.

Mais le plus dur demeurait: ma famille en Pologne. Que lui dire? Jusqu'alors, nos échanges épistolaires ne contenaient que les nouvelles les plus importantes: les mariages et les naissances bien sûr, les décès, les grandes étapes de la vie, et peu d'états d'âme. Justement, ma nouvelle foi marquait un changement radical dans mon existence, une démarche intime et personnelle, qu'il me semblait injuste de ne pas exprimer. Je voulais aller sur l'heure en Pologne, mais c'était impossible en ces temps troublés. Après avoir longuement hésité – je redoutais leur réaction – je leur écrivis donc, dans le courant du printemps trente-neuf. Cette année-là, je me proposais pour être à nouveau volontaire à la convention de Morges. J'aspirais à vivre cet événement dans des conditions moins pénibles que l'été précédent. Mais à peine arrivé en Suisse, Adeline téléphona: j'étais mobilisé; la guerre...

Ce fut une réelle surprise. Bien sûr, les rumeurs s'étaient amplifiées, mais dans notre plaine nord africaine, nous ne nous sentions pas directement concernés. Et j'étais à mille lieux d'imaginer ce que le régime nazi allait infliger au monde entier, aux Juifs en particulier. Ma famille n'avait pas répondu à ma lettre, mais cela n'avait rien d'anormal: ils ne l'avaient peut-être pas reçue; ou bien ne voulaient-ils tout simplement pas répondre... Je revins donc à Sidi-Bel- Abbès, et je fus envoyé à Saïda, plus au sud, sur les hauts plateaux.

Je renouai alors avec l'exercice militaire, aux limites du désert, mais l'entraînement était moins intense que dans la Légion. Aussi avais-je assez de temps pour me livrer à d'autres occupations. J'avais repéré, dans la petite ville construite à flanc de coteau, un temple protestant, vide. Je demandai l'autorisation de l'utiliser pour organiser des services le dimanche matin, et pendant plusieurs mois, des croyants se réunirent dans ce temple. Au moment où les nazis asservissaient des millions d'hommes et de femmes, je retrouvai, dans les combles du temple, une vieille bible du dix-huitième siècle, une version en allemand: la traduction du célèbre réformateur Martin Luther (mais pourquoi donc cet homme, qui connaissait si bien le texte sacré, a-t-il dit tant de méchantes choses sur les Juifs à la fin de sa vie?). La Bible! Parole de vérité qui invite à aimer, à construire, qui affranchit les pires esclaves du mal jusqu'alors condamnés à détruire...

1940. Armistice, et collaboration. Je fus démobilisé, plutôt heureux que les choses évoluassent ainsi, sans soupçonner un instant l'horreur que cette indigne capitulation allait engendrer pour nos peuples. Nous étions loin des événements, peu au courant des réalités qui frappaient la métropole, mais sensibles au fait que cet armistice était pour nous un échec, une défaite. Sans trop savoir ce qui se tramait au nord de la Méditerranée, je cherchai du travail et trouvai aussitôt une place chez un tailleur. Fort de mon ancien statut de légionnaire, je pus échapper aux lois de Vichy, au recensement discriminatoire et raciste accompli dans nos contrées. Il était à nouveau de bon ton, dans une partie de la société digne d'un grand S, de revenir aux fumeuses excitations du siècle dernier, prônées par Drumont et Faure, les députés d'Alger et d'Oran élus en 1898. Parmi les résurgences antisémites: au cœur de la ville, sur la porte du café Douat, un écriteau: "Interdit aux chiens, et aux Juifs"...

Quand les Américains débarquèrent en Algérie et au Maroc, deux ans plus tard, je fus à nouveau mobilisé, affecté dans le génie de l'armée française, et envoyé à Kasserine, en Tunisie, où les combats contre les troupes allemandes s'intensifiaient. De là, après la capitulation des Allemands en mai 43, nous gagnâmes la côte, et nous subîmes un entraînement intensif au débarquement sur les plages. Puis je fus très vite employé dans les services de déminage. Pendant de longs mois, j'arpentai les plages de la côte, muni d'un détecteur de mines. Ma vie tenait à un fil, tout au long du jour.

Avec mon engin relativement archaïque, je balayais l'espace sur un rayon de deux mètres juste au-dessus du sol, et je guettais attentivement le moindre sifflement dans les écouteurs fixés à mes oreilles. Quand une mine était détectée, j'appelais un artificier qui se chargeait alors de la désamorcer. Je réalisais vraiment, à ces instants-là, ce que la vie avait de précaire, et combien il était bon d'être sûr de son issue au delà de la mort. Je découvrais et j'appréciais la présence de Dieu, sa paix dans les moments les plus redoutables, la réalité de ses promesses pour ceux qui se confient en lui de tout cœur, comme des enfants. Ce n'est pas être simpliste que de réagir ainsi, je m'en défends! Au contraire, c'est très cohérent: si Dieu est amour, il ne peut mentir, je peux donc lui faire confiance...

A l'issue de cette guerre, quand j'apprendrai la vérité, je serai profondément ébranlé dans ma foi naissante: six millions de mes frères juifs avaient péri, dans les plus infâmes conditions que l'humanité ait connues et engendrées. Six millions, dont un et demi d'enfants. Des enfants. Impensable. Ne fût-ce qu'un seul homme, c'eût été de trop. Un homme, des années de vie, de joie et de misère, d'élans de génie parfois, de sentiments puissants et incertains, un trésor endommagé mais précieux, fauché par la mort... Et parmi ces morts, ma famille, ma sœur, mes oncles et tantes, mes cousins, mes frères de sang, tous. Quelle larme serait suffisante pour exprimer ma douleur? Un océan lacrymal. Chelmno sur le Ner, camp de la mort des Juifs de Lodz. Nuit. Tout un monde, un peuple et sa culture, avait soudainement disparu. Pourquoi? Jamais réponse entièrement satisfaisante ne viendra...

Dans l'un des pays les plus "civilisés" du monde occidental, dans un pays couvert de clochers et de croix, des hommes sont retournés à leurs anciennes idoles, au culte des non-dieux. Ils se sont prétendus supérieurs aux autres, ils se sont abaissés au rang de bêtes, et plus bas encore, en organisant l'élimination de leurs semblables. Trois millions deux cent mille Juifs vivaient en Pologne avant la guerre; à peine deux cent mille après le raz-de-marée nazi. Et certains nieront encore le massacre; deux fois criminels, ceux-là.

De cet affligeant épisode de notre humanité, j'acquis la certitude, corroborée par la Bible, que le monde n'évoluait pas vers un mieux-être, mais vers le pire : l'Amour -Altruisme en baisse, le Moi-Soi en hausse. Pessimiste? Non, je crois que je suis réaliste, c'est tout. Aucun âge d'or en vue; mais j'espère toujours un changement, auquel je tiens à contribuer. J'espère la Paix, comme chacun. Paradoxe encore: nous proposons une paix qui commence par le rejet du mal et le retour vers Dieu, une paix désirée et accueillie par trop peu d'hommes et de femmes dans le monde, une paix... impopulaire. Pourquoi?

Sans l'aide de ce Dieu mort pour elle – et vainqueur de la mort –, je vois la paix comme une trêve entre deux guerres, trop courte et vulnérable. Je ne veux plus croire aux mirages: la paix entre les nations, aussi souhaitable soit-elle (il faut y travailler!), cache encore trop de conflits entre maris et femmes, entre frères et sœurs, entre amis, entre tous les individus, en soi-même; en chacun de nous.

Sur leurs ceinturons, les nazis avaient écrit: "Gott mit uns", Dieu avec nous. Mais Dieu n'est jamais du côté de ceux qui prennent les armes pour le défendre, ou soi-disant l'honorer, encore moins pour massacrer ses créatures. Jamais. Telle est aujourd'hui ma certitude: Dieu est un Dieu de Paix. La guerre a son siège, son trône, dans le cœur de l'homme.

Or l'homme n'est pas Dieu, même s'il le prétend, s'il le clame de plus en plus aujourd'hui; c'est un vieux mensonge, déjà entendu en Eden. L'homme a besoin d'une référence, d'un "bien" absolu qui le dépasse, de Dieu; sinon le mal qui l'accable, qui outrage sa trop relative raison incapable, seule, de fixer les bornes du bien et du mal, finira par l'anéantir. Seul "bénéfice" de nos maux : ils nous rappellent notre condition, nos limites, notre incurable faiblesse. La nature entière est affectée. La guerre semble inévitable. Une faveur, cependant: nous jouissons d'une paix relative, la nature nous offre ses trésors, certes amoindris, l'homme est encore capable, parfois, d'un geste admirable…

Malgré l'impénétrable obscurité d'Auschwitz, malgré toutes les obscurités dont ce monde est capable, dans ma propre nuit illuminée pour un court instant éternel, je conserve précieusement cette étincelle de lumière, intense tout de même: Dieu cloué sur une potence humaine, seul gage de sa compassion, seule preuve de son amour; seule consolation devant la souffrance: il a souffert, comme nous, plus que nous. Il n'était pas obligé de souffrir. Il a subi les accusations injustes, les crachats, la honte, les clous, le meurtre, la non-foi. l'assaut du mal dont il n'est pas l'auteur. Il n'avait rien pour attirer le regard… Sur la croix, on avait écrit, en trois langues: "Jésus de Nazareth, Roi des Juifs". Avant de mourir, déchiré par la douleur, Jésus a crié; puis il a prononcé une ultime prière: "Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font… " Romains, Juifs et Grecs, tous les hommes: ils ne savent pas ce qu'ils font. La guerre. Dieu paraît si lointain dans son "ciel" inaccessible, mais il est si sensible, si proche en définitive. La Paix. Dieu plus fort que la mort, pour ceux qui se réfugient sous son aile… Je l'aime, oui.

C'est toujours dur de pardonner. Cela m'est si difficile, presque impossible si l'on songe à l'ampleur du crime nazi. Sans penser davantage à ce cas ultime, mais seulement aux différends qui nous opposent chaque jour, le pardon est encore l'effet d'une prière: donner au-delà, reconnaître la faute sans divinement l'absoudre (Dieu reste le seul juste juge, ou l'avocat impartial), mais humainement la surpasser encore, par amour. "O Dieu d'Abraham aide-moi!" Cet amour dont je me sens encore si dépourvu, reste en tout temps imparfait sur cette terre, même chez les plus sincères et entiers; voilà pourquoi l'au-delà après l'impénétrable Jugement... De nouveaux cieux, une nouvelle terre, une Jérusalem d'en-haut disait Esaïe le prophète, pour ceux qui vomissent leur crime, qui reçoivent de Dieu le pardon sans rien payer, qui recherchent la justice et la paix, criait-il encore au péril de sa vie...

Octobre 1946, fin du procès de Nuremberg...