La fille du roi de la mer

Troisieme partie: Le triomphe de la lumiere

"Dieu, qui a fait briller la Lumière
au sein des ténèbres, à fait briller
la Lumière dans nos coeurs"

2e Epître aux Corinthiens 4:6

Chapitre 10: Les projets de Thierry

Et alors, Thierry? demandèrent en choeur Odette et Didier.
– Le sanglier fonça. Helga buta contre une racine. Elle tomba et le couteau de chasse lui échappa...

Pour la vingtième fois, Thierry narrait aux enfants la fameuse chasse au sanglier. Didier et sa petite soeur écoutaient, haletants... Bien qu'ils connussent chaque détail du récit, ils l'écoutaient toujours avec le même plaisir et le redemandaient sans cesse, comme ces enfants qui ne se lassent pas d'entendre le Petit Poucet et qui éprouvent toujours le même frisson quand l'Ogre déclare: «– ça sent la chair fraîche!»

La comtesse de Hauterive, assise près de la fenêtre, devant sa tapisserie, tirait l'aiguille en silence. De temps à autre, elle regardait les enfants, et un sourire flottait sur ses lèvres. Ils formaient un charmant tableau, tous les trois.

Thierry, grand et bien proportionné, penchait son beau visage auréolé de boucles blondes vers sa délicieuse petite cousine, Odette, une ravissante fillette de cinq ans, aux cheveux d'or et aux yeux bleus comme des myosotis. Son frère, Didier, un garçon de onze ans, brun et bouclé, était assis près d'elle; les yeux brillants, il écoutait avec avidité le récit de Thierry.

Mentalement, la comtesse adressa une action de grâces à Dieu. Les avoir là, tous les trois, près d'elle, quelle bénédiction. Jamais elle ne pourrait être assez reconnaissante envers le Seigneur qui lui avait permis d'échapper à la mort et à la captivité, avec ses petits, lors de la prise du château par les Normands, et qui avait ramené parmi eux son neveu sain et sauf, après ce dur esclavage au pays des Vikings! A l'heure actuelle, ils pourraient être esclaves tous les quatre, en admettant qu'Odette et Didier ne fussent pas morts en route, de froid et d'épuisement, pendant le terrible voyage. A l'idée que sa précieuse petite fille aurait pu devenir le jouet d'un guerrier barbare, ou d'une fille païenne, violente et cruelle, comme cette Helga, la jeune comtesse sentait son cœur chavirer.

– Comme tu dois être content d'être revenu ici! s'écria Didier quand son cousin eut achevé son récit.
– Oui, bien sûr, je suis très heureux d'être libre et d'être revenu en France, répondit Thierry. Mais j'espère bien retourner un jour au pays des Vikings!

Didier en eut le souffle coupé; la comtesse cessa de tirer l'aiguille et regarda son neveu avec stupeur.

– Tu ESPÈRES retourner là-bas! s'exclama Didier. Mais que veux-tu donc y faire? Tu veux organiser une expédition militaire contre les Danois?

Thierry secoua la tête.
– Oh! non, pas du tout! Ce que je veux, c'est retourner au Danemark pour apporter l'évangile à ces païens qui adorent de faux dieux!

La comtesse joignit les mains.
– C'est folie, Thierry! Ces barbares vous tueront sans miséricorde!

– C'est un risque à courir, dit Thierry avec insouciance. Mais l'enjeu en vaut la peine. Pensez donc, tante Agnès, si ces guerriers danois pouvaient se convertir au christianisme!

La comtesse secoua la tête d'un air incrédule.
– Ce sont des chimères, Thierry! Ils vous fracasseront le crâne à coups de hache.
– C'est fort possible, dit Thierry que ce risque n'effrayait guère. Mais je puis tout aussi bien avoir le crâne fracassé au service de mon suzerain. Ce que je serais prêt à risquer pour le service du duc, ne puis-je le risquer pour le service du Seigneur?
– Dois-je comprendre que vous avez l'intention de vous faire moine, Thierry, et de consacrer votre vie à Dieu?

L'adolescent demeura perplexe. Moine? Non, à vrai dire, il n'éprouvait aucune vocation pour le cloître. Par contre, il avait le brûlant désir d'aller porter l'évangile aux Danois. Pourquoi la comtesse jugeait-elle cette idée extravagante?

– Non, dit-il, je ne crois pas avoir de vocation pour la vie religieuse. Je désire me marier et avoir des fils. Mais je voudrais auparavant retourner au Danemark pour parler à ces païens de l'amour de Dieu.

– Ce sont des rêveries, Thierry!
L'adolescent ne répondit rien. Il était vexé de voir que la comtesse ne prenait pas ses intentions au sérieux. C'était la première fois qu'il exprimait à haute voix le désir secret qui remplissait son cœur. Il était étonné et profondément déçu de l'accueil fait par sa tante à ses beaux projets. Il murmura:
– Je sais bien que je suis trop jeune pour partir seul au Danemark. Mais j'ai la ferme intention d'y retourner dans quelques années.

La comtesse eut un rire léger.

– Dans quelques années vous n'y penserez même plus! Un beau jour, dans quelque fête, vous rencontrerez une charmante damoiselle et vous oublierez votre petite sauvage aux yeux verts!

Thierry demeura suffoqué d'indignation. Ainsi, c'était là ce que la comtesse avait imaginé! Il protesta avec véhémence.

– Mais, ma tante, je n'ai jamais eu l'intention d'épouser Helga!
– Je l'espère bien! riposta la comtesse. Il ne manquerait plus que cela! Introduire dans la famille une fille éhontée qui court les bois en compagnie des garçons! Une sauvagesse qui grimpe aux arbres et qui tue les sangliers au couteau! Une païenne qui adore les démons!

– Helga n'est pas une païenne! cria Thierry, furieux. Elle est devenue chrétienne et elle a renoncé à ses faux dieux.
– Je ne crois guère à la conversion de ces Normands dont l'âme est aussi noire que l'enfer. Je doute fort, du reste, qu'ils aient une âme. Cette Helga s'est jouée de vous, croyez-moi! Elle a fait semblant de se convertir pour s'amuser à vos dépens.

Thierry était révolté par tant d'injustice.
– Helga a bien des défauts, ma tante, mais je puis vous assurer qu'elle n'est ni hypocrite, ni menteuse! Je suis absolument certain qu'elle était sincère quand elle a accepté Jésus-Christ. Vous me dites que vous ne croyez pas à sa conversion: mais moi je suis resté assez longtemps auprès d'elle pour pouvoir constater qu'elle avait changé de conduite.
– Elle essayait de vous plaire, probablement.
– Elle était fiancée à Eric, le fils d'un chef.
– Pour une païenne, des fiançailles ne doivent pas avoir une grande importance!
– La fille d'un chef n'aurait jamais envisagé d'épouser un esclave. La loi des Vikings, d'ailleurs, ne le permettait pas.
– Bah! je pense que le mariage – ou l'absence de mariage – ne doit pas être une considération de nature à arrêter ces créatures-là sur le chemin du péché!

Thierry aurait pleuré de rage. Sa tante était en train de salir tous les beaux souvenirs qu'il avait gardés de ses derniers mois au pays des Vikings. Jamais il n'y avait rien eu d'équivoque entre Helga et lui. Leur camaraderie, née dans la nuit de Noël, s'était muée peu à peu en une amitié fraternelle, assez brusque, quoique profonde.

Mais jamais Thierry n'avait éprouvé pour Helga l'ombre d'un tendre sentiment! Jamais il ne lui serait venu à l'esprit de considérer comme une éventuelle fiancée cette adolescente aux allures de poulain échappé. Helga, de son côté, n'avait pas manifesté la moindre coquetterie à son égard. Rien ne paraissait aussi éloigné de ses pensées que le souci de plaire à un garçon, quel qu'il fût.

Obligé, par respect pour la comtesse, de contenir son indignation, Thierry préféra sortir pour mettre fin à la discussion. Mais il en avait gros sur le cœur!