La fille du roi de la mer
Chapitre 8: LE PACTE

Helga entra dans la maison de Knut comme un ouragan. Knut était un homme d'une quarantaine d'années, tranquille et massif, qui n'aimait pas les scènes de ménage et voulait la paix sous son toit. Il ne battait pas sa femme, mais il lui suffisait de hausser la voix pour que sa femme et ses enfants eussent envie de disparaître dans un trou de souris.

Ingrid, son épouse, n'avait que trente-deux ans. Elle s'était mariée à treize ans. Elle était très belle, fort énergique, et faisait marcher toute la maisonnée: enfants, serviteurs et esclaves, au doigt et à l'oeil. Un ordre impeccable régnait dans la demeure, car elle était excellente ménage et savait mettre la main à la pâte. Dès qu'elle avait été informée par son mari des projets de mariage qui concernaient son fils aîné, elle avait pensé:
Cette Helga est insupportable. Cela n'a rien d'étonnant, ses parents lui ont laissé faire tout ce qu'elle voulait! Mais moi, je me charge de la dresser!

Elle devait bientôt découvrir que la tâche n'était point aisée! Helga, nous l'avons dit, n'était pas devenue subitement un ange de douceur et de patience. Et si elle avait fait, depuis sa conversion, des efforts méritoires pour s'intéresser aux travaux ménagers, qu'elle avait en horreur, il lui arrivait encore souvent de disparaître, de s'évanouir dans la nature, quand elle voyait quelque corvée poindre à l'horizon.

Eric avait trois frères et deux soeurs. L'aîné de la bande, Harold, avait treize ans. La plus petite, Solveig, en avait quatre. Les cinq enfants tombèrent en admiration devant Helga dès le premier jour. Au bout d'une semaine, ils se seraient jetés dans le feu pour elle! Helga. tirait à l'arc avec les garçons, nageait avec eux, courait les bois en leur compagnie, au très grand déplaisir de sa belle-mère. Quant aux deux filles, Loa et Solveig, Helga avait fait leur conquête en leur racontant des histoires merveilleuses, qu'elle inventait à mesure, car elle était douée d'une prodigieuse imagination. Solveig avait été particulièrement séduite par l'histoire d'un petit elfe vert, qui demeurait dans le tronc creux d'un vieux chêne, et qui s'était lié d'amitié avec un écureuil gris, Beau-Panache. Elle réclamait constamment la suite des aventures de Beau-Panache et du petit elfe, et Helga devait inventer chaque jour de nouveaux épisodes!

Fille unique, Helga avait toujours souffert de sa solitude. Elle avait ardemment désiré avoir un frère qui partagerait ses jeux. Ses souhaits étaient maintenant réalisés: elle avait trois frères et deux soeurs, et elle était absolument ravie.

Ingrid était complètement suffoquée par les allures indépendantes d'Helga, Toutes ses observations aigres-douces paraissaient ne pas faire plus d'effet sur Helga que l'eau sur le dos d'un canard. Ingrid avait fait d'amers reproches à Eric:
– Comment peux-tu laisser ton épouse courir ainsi les bois avec des garçons?
– Je ne laisserais certainement pas Helga courir les bois avec «des garçons», avait répondu Eric. Mais je ne peux pas l'empêcher de sortir avec mes frères si elle en a envie! Ce serait ridicule et odieux de ma part. Helga n'a pas encore quinze ans, elle est presque du même âge que Harold. C'est naturel qu'ils soient amis.

– Moi, à l'âge d'Helga, je ne songeais pas à courir les bois. avait répondu aigrement Ingrid. Je restais assise à la maison toute la journée, à coudre ou à filer! J'étais aux petits soins pour la mère de mon mari et j'écoutais respectueusement ses conseils.
Eric s'était abstenu de répliquer, pour ne pas envenimer la discussion. Mais il avait pensé: «Dans quelques mois les drakkars repartiront et Helga restera seule avec ma mère. Elle ne se doute pas de ce qui l'attend, la pauvre petite! Je m'en voudrais de la priver de ses derniers mois de liberté! Elle aura toujours le temps de devenir une femme raisonnable. Ma mère aura tout le printemps et tout l'été pour la dresser et en faire une ménagère accomplie.»

Quand revinrent les fêtes du Solstice d'hiver, Helga refusa tout net de paraître aux cérémonies religieuses. Ni Ingrid, ni Eric ne purent venir à bout de son obstination. Par contre, elle accepta de fort bonne grâce, puisqu'elle restait à la maison pendant que tout le monde assistait aux sacrifices, de se charger de certaines tâches ménagères. Sournoisement, sa belle-mère s'arrangea pour laisser à Helga les tâches les plus fatigantes et les plus rebutantes, celles qui d'habitude, étaient dévolues aux esclaves: récurer les marmites, frotter les dalles, etc... Elle pensait qu'Helga se cabrerait. Mais celle-ci ne dit rien.

Quand Ingrid, au retour de la fête, se précipita dans la maison, avec la quasi-certitude de trouver l'ouvrage inachevé et Helga disparue, elle faillit prendre une crise de rage devant le spectacle qui s'offrit à sa vue! La maison resplendissait de propreté, les dalles étaient d'une blancheur éblouissante, le couvert était mis avec soin dans la grande salle décorée de guirlandes, et des odeurs appétissantes s'échappaient de la cuisine... mais au milieu de ladite cuisine, Helga et ses trois esclaves chrétiennes étaient fort occupées, leur tâche terminée, à chanter des cantiques. Bien qu'elle ne pût saisir le sens des paroles, puisqu'elle ignorait le français, Ingrid comprit immédiatement, à l'ouïe de ces accents qui ressemblaient si peu aux chants rudes des Vikings, qu'il s'agissait d'hymnes religieux et que sa belle-fille, la bravant sous son propre toit, était occupée à rendre un culte au Dieu des chrétiens, avec la complicité de ses esclaves!

Furieuse, elle marcha vers Helga et la souffleta à deux reprises, de toutes ses forces. Un flot d'injures monta à ses lèvres. Helga, froidement, se dirigea vers la porte, l'ouvrit, et s'enfuit dans la forêt. Ingrid, qui ne pouvait décemment courir après Helga, tourna alors sa colère contre les petites esclaves terrorisées, les menaçant des pires châtiments si elles s'avisaient de recommencer. Elle criait si fort que le bruit en vint aux oreilles du chef, qui s'apprêtait à festoyer dans la grande salle avec ses guerriers. Knut souleva le rideau en peau d'élan qui servait de porte entre la salle et la cuisine et cria d'une voix de stentor:
– La paix!
Ingrid se tut instantanément.

* * * * *

– Holà! petites, où allez-vous donc?

Les trois jeunes esclaves d'Helga: Geneviève, Aliette et Blanche, qu'Olaf avait ramenées de sa dernière expédition afin de les donner comme suivantes à sa fille, s'arrêtèrent net et regardèrent avec une inquiétude mêlée d'effroi le grand garçon qui venait de surgir à l'improviste et leur barrait la route. Elles ne connaissaient que quelques douzaines de mots de la langue norse, mais elles comprirent pourtant le sens de la question que leur adressait Harold. Les trois fillettes se concertèrent à voix basse. Comme le garçon, intrigué, s'avançait vers Geneviève dans l'intention de découvrir la corbeille que portait la petite esclave afin de connaître son contenu, les fillettes, d'un commun accord, se sauvèrent à toutes jambes à travers la neige, dans trois directions différentes. Harold, de plus en plus intrigué, se lança à la poursuite de Geneviève, qu'il empoigna sans ménagements par ses tresses brunes. La fillette se mit à pousser des cris perçants et Helga accourut; elle sortait d'une petite hutte de branches de sapin, à demi ensevelie sous la neige. Helga avait construit cette hutte à l'automne, avec les jeunes frères d'Eric, Harold, Nils et Kari.

– Qui t'a permis de battre mes esclaves, Harold! cria Helga, furieuse. Veux-tu lâcher Geneviève!
– Je ne la battais pas! protesta Harold, abandonnant sa victime. Je voulais seulement savoir où elle allait et ce qu'elle avait dans sa corbeille, et comme elle se sauvait au lieu de répondre, je l'ai attrapée par ses nattes pour l'obliger à me montrer ce qu'il y a là-dedans... Tout en parlant, Harold avait fait une nouvelle tentative pour s'emparer de la corbeille mystérieuse, mais Geneviève se déroba en serrant la corbeille contre elle.

– Va porter ça dans la hutte, Geneviève, dit Helga en langage franc. Et va ramasser du bois avec Aliette et Blanche. Je vous rejoindrai dès que je me serai débarrassée de ce garçon trop curieux.

Helga connaissait maintenant la langue des Francs, qu'elle avait apprise en parlant avec Thierry, puis avec ses petites esclaves. Mais Harold comprenait cette langue, lui aussi, ayant eu pour esclave, quelques années auparavant, un petit paysan franc qui avait fini par mourir d'une pneumonie, au cours d'un hiver rigoureux.
– Si tu crois que tu vas te débarrasser de moi comme ça, Helga, tu te trompes, s'écria-t-il d'un ton malicieux. Je ne partirai pas sans savoir ce qui se trame ici! Si c'est un bon tour que l'on prépare, je veux en être. Et si ce sont des réjouissances qui s'apprêtent, je veux y prendre part!

– Quand. tu sauras ce que c'est, fit Helga narquoise, tu t'empresseras de déguerpir!
– Moi! déguerpir? Pour qui me prends-tu? fit Harold, vexé. Le fils d'un Viking ne redoute rien!
– Sauf la colère des dieux! railla Helga.
– La colère des dieux! fit Harold, refroidi.
– Si tu veux tout savoir, c'est une fête chrétienne que nous nous préparons à célébrer. Alors, tu en es toujours?
– Je serais curieux de voir ça! Au fond, Harold n'était pas très tranquille. Mais il se serait fait hacher plutôt que de reculer!
– Tu peux venir, si tu promets de n'en parler à personne, dit Helga. Nous avons décidé de faire la fête dans la hutte pour être tranquilles.
– Je serai muet comme la tombe! promit Harold.
– Alors, tu peux venir!

La neige qui se trouvait devant la hutte avait été balayée et entassée de façon à former un remblai. Helga fit entrer

Eric dans la hutte. Le sol était recouvert d'une épaisse couche de branches de sapin, sur lesquelles Helga avait étendu une magnifique fourrure d'ours blanc en guise de tapis. Cette fourrure était un des présents de noces offerts par Eric, et Harold se demanda comment Helga avait réussi è la sortir de la maison sans éveiller l'attention d'Ingrid, à qui rien n'échappait. Les murs de branchages étaient décorés de guirlandes de lierre et de houx; au mur du fond, Helga avait suspendu une étoile. Cette étoile, Helga l'avait taillée, avec son couteau, dans un morceau de bouleau encore revêtu de son écorce argentée.

– J'ai mis cette étoile, dit Helga, parce que c'est une étoile qui a annoncé aux hommes la naissance de Jésus, le fils de Dieu. La fête que nous célébrons aujourd'hui, rappelle la naissance du Seigneur Jésus.

Harold était prodigieusement intéressé. Bientôt les petites esclaves revinrent avec une provision de bois mort. Helga et Harold entassèrent le bois devant l'entrée de la hutte, à l'endroit où la neige avait été balayée, et préparèrent le feu, qu'Helga alluma en soufflant sur des braises ardentes, prises au foyer d'Ingrid et apportées dans un petit pot de terre, sur un lit de cendres. Il aurait été impossible d'allumer du feu à l'intérieur sans risquer d'incendier la hutte.

Bientôt la flamme jaillit, pétilla joyeusement, et s'élança vers le ciel. La neige entassée derrière le foyer formait comme un mur qui renvoyait la chaleur vers l'intérieur de la hutte. Helga invita Harold à prendre place à ses côtés sur la peau d'ours blanc; sur un signe d'Helga, Blanche, Aliette et Geneviève s'assirent à leur tour, en demi-cercle. Harold se demandait avec curiosité ce qui allait suivre.

Maintenant, dit Helga, nous allons prier Dieu. Et ensuite Geneviève nous racontera l'histoire de la naissance de Jésus.

Geneviève conta l'histoire des bergers à la crèche. Puis les trois petites esclaves chantèrent des noëls francs. Elles avaient de jolies voix fraîches, et Harold les écouta avec plaisir, bien qu'il ne comprît qu'imparfaitement le sens des paroles.

Pour terminer la fête, Helga tira de la mystérieuse corbeille des galettes au miel et un lièvre des neiges. Les galettes avaient été confectionnées par Astrid qui les avait données à sa fille lors d'une visite d'Helga, la veille. Quant au lièvre, Helga l'avait pris au piège deux jours auparavant et l'avait mis de côté en vue de la fête, car elle se serait bien gardée de prendre quoi que ce fût dans le garde-manger d'Ingrid.

Helga fit rôtir le lièvre sur le feu. Ce fut un repas fort réussi et très amusant.

* * * * *

Le printemps revint. La neige commença à fondre. Les premiers crocus apparurent dans les bois. Les noisetiers se couvrirent de chatons d'or pâle...

– Les cigognes vont bientôt revenir, dit Helga. Et les drakkars partiront... Elle soupira et leva les yeux vers Eric. Tous deux se tenaient. côte à côte sous un bouleau, près de l'étang. Des nuages blancs couraient dans le ciel d'un bleu léger qui se reflétait dans le miroir des eaux tranquilles.
– Eric, dit Helga, j'ai une proposition à te faire. Si tu veux, nous allons conclure un pacte...
– Un pacte? fit Eric, méfiant.

Qu'est-ce que cette Helga avait encore imaginé? Avec une fille pareille, il fallait s'attendre à tout!
– A ton avis, Thor et Wotan sont des dieux très puissants? Bit Helga d'on air suave.
– Bien sûr, acquiesça Eric sur la défensive. Il se demandait où elle voulait en venir. Helga leva sur son jeune mari son regard couleur d'aigue-marine.
– Tu penses que Thor et Wotan sont dix fois plus forts que le Dieu des chrétiens, n'est-ce pas?
– Cent fois plus forts! affirma Eric.
– Eh bien, puisque tu en es sûr – car tu en es tout à fait sûr, n'est-ce pas? – voilà ce que je te propose: nous allons prier chacun de notre coté. Toi, tu prieras tous les jours Thon et Otan pour qu'ils me ramènent à la foi de nos ancêtres, et moi je prierai mon Dieu pour ta conversion! Eric était suffoqué. Helga conclut tranquillement:
– De la sorte, nous verrons bien quel dieu est le plus fort: c'est celui qui exaucera les prières qui lui seront adressées.

– Tu peux toujours prier pour ma conversion! fit Eric d'un ton ironique. Il n'y a aucun risque que je devienne chrétien, tu sais!
– C'est ce que nous verrons! dit Helga avec un sourire malicieux.