La Fille du roi de la mer

Deuxieme partie: LA REVANCHE DES DIEUX

"La Lumière luit dans les ténèbres
et les ténèbres ne l'ont point reçue"

Evangile de Jean 1,5

Chapitre 6: Helga l'indomptable

Perchée dans le grand sapin, son refuge habituel, Helga réfléchissait. Elle se trouvait en face d'un problème difficile, et ne savait comment le résoudre. Si Thierry eût été là, elle lui aurait demandé conseil... Oui, mais Thierry n'était plus là. Quand le drakkar du Viking, au printemps, avait levé l'ancre, il avait emmené le jeune Français vers son pays.

Olaf, à son retour, avait dit à sa fille qu'il avait débarqué Thierry sur les rives de la Seine, près de l'endroit où commençaient les terres du comte de Hauterive. Helga essayait d'imaginer l'existence de Thierry là-bas. Bien des fois, elle avait interrogé l'adolescent sur son pays, sa famille, les mœurs et coutumes des Francs. Et Thierry, aussi bien qu'il le pouvait avec sa connaissance imparfaite de la langue norse avait décrit les champs de blé dorés par le soleil, les verts pâturages où paissaient des vaches blanches, les beaux vergers chargés de fruits mûrs... Helga l'écoutait, les yeux brillants. Cette France lointaine, si belle, si riche, tellement différente du pays froid, inculte et marécageux dans lequel elle vivait, lui apparaissait un peu comme un pays de contes de fées... Thierry décrivait le castel de Hauterive, au bord d'une rivière aux eaux claires, il racontait l'existence des châtelains, les chasses, les fêtes, les tournois. Il parlait aussi de son oncle, le comte de Hauterive, un preux guerrier, qui avait trouvé la mort sur les remparts de son castel, en combattant contre les Normands; il parlait de la comtesse, sa jeune tante, noble dame douce et pieuse, qui filait ou brodait, assise près de l'âtre en hiver, près de la fenêtre en été, et qui savait si bien narrer des contes et des histoires du temps passé... Thierry parlait encore de son cousin Didier, un garçon de dix ans, vif et espiègle, avec lequel il faisait tant de bonnes parties; enfin il y avait la petite cousine Odette, ravissant bébé de trois ans, aux boucles blondes et aux yeux bleus...

C'était toujours avec mélancolie que Thierry parlait des siens, dont il ignorait le sort. Il avait vu son oncle tomber sous la hache d'un guerrier normand. Mais il se demandait avec angoisse ce qu'étaient devenus la comtesse et ses enfants.
– Tu les retrouveras un jour, Thierry, disait Helga. Je demanderai à mon père de te rendre la liberté et de te ramener en France.

Thierry souriait tristement, comme devant un rêve impossible. Et le rêve s'était réalisé, Helga avait réussi à fléchir son père, et Thierry avait revu les rives de la Seine...

Que faisait-il à cette heure? Avait-il retrouvé sa famille? Helga imaginait Thierry, tenant sur ses genoux la petite cousine aux yeux bleus, et racontant aux siens ses aventures au pays des Vikings... La jeune tante, si douce et si pieuse, s'arrêtait de tirer l'aiguille pour mieux l'écouter, et Didier, les yeux brillants, se penchait en avant et paraissait boire les paroles de son cousin...

– Je me demande sous quelles couleurs il me dépeint è sa tante pensait Helga, amusée.

Elle imaginait la stupeur, l'horreur même, qui devaient se peindre sur les traits de la jolie comtesse en entendant Thierry parler d'une fille qui abattait les élans au couteau de chasse et se mesurait avec un sanglier!

A vrai dire, Helga aurait de beaucoup préféré affronter un sanglier plutôt que de se trouver en face du problème qu'elle avait à résoudre: devait-elle se taire ou parler? Devait-elle se taire et épouser Eric? Ou bien devait-elle crier à tous: «– Je suis chrétienne! Thor et Wotan sont de faux dieux!»

Quand le Viking avait débarqué, il avait tout de suite annoncé à sa femme et à sa fille:
– Les noces d'Helga seront célébrées dans trois jours. Knut et son fils arriveront demain avec leurs guerriers, et nous offrirons les sacrifices aux dieux!

Astrid avait gémi. Trois jours, c'était bien court pour faire les préparatifs d'une telle fête. La robe de noces d'Helga, somptueusement brodée, était prête depuis longtemps; Astrid, y avait travaillé tout l'été. Quant aux bijoux, Olaf rapportait dans ses coffres de quoi parer sa fille comme une princesse. Il avait aussi ramené trois belles captives qui devaient servir d'esclaves à la jeune épousée. Enfin le vin du pays des Francs, dont le Viking avait rapporté de grandes outres pleines, et les victuailles de toutes sortes, pillées dans les fermes et les châteaux, ne manqueraient pas au festin.

Astrid et les servantes s'étaient mises à l'œuvre, aidées par les voisines, très fières de participer aux préparatifs du repas de noces de la fille du chef. Tandis que les hommes égorgeaient et dépeçaient les bestiaux volés en France, les femmes se livraient à la confection des gâteaux, des sauces, des mets de toutes sortes.

Helga qui, depuis qu'elle était devenue chrétienne, avait fait de sincères efforts pour dominer son horreur des travaux ménagers, avait mis elle-même la main à la pâte, à la grande joie d'Astrid, ravie de voir sa fille participer à la confection du repas de noces. La femme du chef ne cessait de chanter les louanges du jeune Eric; elle promettait à Helga tous les bonheurs possibles. Helga, les sourcils froncés, ne répondait pas. Visiblement, quelque chose la préoccupait. Peut-être cette fille indépendante s'attristait-elle à l'idée de perdre sa liberté. Astrid avait interrogé vainement Helga, la jeune fille avait refusé de livrer son secret. Oui, Eric lui plaisait; oui, elle était contente de se marier... Astrid. n'avait rien pu en tirer de plus.

Le lendemain, Knut et son fils Eric étaient arrivés avec leurs guerriers. Eric était un garçon de dix-sept ans, grand et robuste, à l'air franc et décidé. Il avait des cheveux blonds aux reflets de cuivre, et des yeux bleu foncé, presque noirs. C'était un garçon fier et courageux; il plaisait beaucoup à Helga. Depuis des années, Olaf et Knut avaient décidé ce mariage. Eric et Helga, bien qu'on ne leur eût pas demandé leur avis, envisageaient cette union avec joie. Les allures indépendantes d'Helga ne déplaisaient pas à Eric; une femme trop soumise l'aurait, au contraire, exaspéré. Il appréciait la beauté de la jeune fille, sa hardiesse, son courage. Mais il ignorait encore qu'Helga avait renié la foi de ses ancêtres. Et la fille du chef se demandait avec anxiété si elle devait, ou non, prévenir celui qui dans deux jours allait devenir son mari...

Se taire lui paraissait lâche, indigne de la fille d'un Viking, indigne d'une chrétienne. Se taire, c'était tromper son père, tromper Eric et sa famille. Parler, c'était désespérer son père et l'accabler de honte, c'était désespérer celui qui allait devenir son mari... Pourtant, tôt ou tard, il faudrait bien en arriver là...

En ce moment même, on offrait les sacrifices aux dieux...

Helga, qui s'était bien promis de ne plus jamais assister à une cérémonie de ce genre, s'était esquivée sans bruit, et s'était réfugiée dans la forêt. Quand Astrid s'était aperçue de sa disparition. Helga était déjà loin! C'est en vain qu'on l'avait cherchée, appelée.

– Partons sans elle! avait fini par dire Olaf, furieux. Nous ne pouvons pas faire attendre nos invités et le prêtre de Wotan parce qu'il a plu à cette fille insupportable d'aller faire un tour dans les bois à l'heure de la cérémonie! Il est grand temps de marier Helga, son époux la dressera!

Au bout d'une heure, quand elle avait jugé que tout le monde devait être à la cérémonie, Helga était revenue à pas de loup et avait escaladé le grand sapin.

Le temps passait. Bientôt Helga vit revenir son père, Knut et Eric, suivis par les guerriers et par les femmes. Helga dégringola de son perchoir, se dirigea vers la maison et entra dans la salle où se tenaient Olaf et ses invités.

Helga avait eu d'abord l'intention de se glisser dans la maison par-derrière et d'entrer dans la cuisine. Sa mère la gronderait, gémirait, mais ferait l'impossible pour détourner l'orage de la tête de sa fille. Cette solution facile parut un peu lâche à Helga et elle la rejeta. Elle était décidée à ne pas se dérober à une explication, à affronter la fureur de son père.

Olaf, quand il vit surgir Helga, posa brusquement le hanap d'argent (volé dans un château français) qu'il allait porter à ses lèvres.
– Te voilà! rugit-il. Où donc es-tu allée courir? Comment as-tu osé faire un pareil affront à nos hôtes? Ne sais-tu pas que tu risques d'attirer la colère des dieux sur toi et sur celui qui va devenir ton époux? Ne pas assister aux sacrifices, à la veille de ton mariage, c'est mépriser les dieux!

– Je ne crois plus aux dieux, dit Helga à haute voix.
La foudre tombant au milieu de la salle n'eût pas produit pareil effet. Les guerriers demeurèrent figés sur place. La crainte et l'horreur se lisaient sur leurs rudes visages. Eric regardait Helga avec épouvante. Le visage de Knut était décomposé par la fureur. Quant à Olaf, il ne se possédait plus!

– Ose répéter ces paroles, fille maudite! hurla-t-il en se précipitant sur Helga, le poing levé.

Mettre Helga au défi de faire quelque chose, c'était la provoquer.
– Je ne crois plus aux dieux, cria-t-elle. Je suis chrétienne. Il n'y a qu'un seul...

Elle ne put achever. Olaf venait de la gifler, à toute volée. Sous la violence du coup, Helga perdit l'équilibre, et alla rouler contre le mur, où elle se meurtrit cruellement. Elle serra les dents et se releva, sans une plainte.

Ivre de fureur, Olaf marcha sur sa fille et l'empoigna par le bras.
– Ose répéter que tu es chrétienne! cria-t-il en lui serrant le bras avec tant de violence qu'Helga dut se mordre les lèvres pour ne pas crier de douleur. Olaf s'était mis à lui tordre le bras sauvagement.
– Je suis chrétienne! cria Helga de toutes ses forces.

Dans son visage pâle, ses yeux verts flamboyaient. Le Viking grinça des dents.
– Si je tenais ce maudit esclave chrétien, je le ferais brûler vif! gronda-t-il. C'est lui qui est responsable de tout! Que les dieux le maudissent, ce fils de chien!

Un flot d'imprécations s'échappa de ses lèvres. Il maudit Thierry au nom des dieux, lui souhaitant toutes les calamités possibles, à lui et à sa postérité. Il maudit sa fille et l'accabla d'injures. Puis il empoigna Helga par ses nattes blondes et la traîna au-dehors, non sans avoir décroché au passage le fouet de chasse qui lui servait à corriger les chiens. Voyant qu'Helga ne cherchait pas à se débattre, ni à fuir, le Viking la lâcha.

– Marche devant! dit-il rudement. Helga obéit et ils s'enfoncèrent dans le marais. Au bout d'un moment, ils arrivèrent à une clairière au centre de laquelle s'élevait un arbre isolé.

– Enlève ta robe! jeta le Viking.

Helga obéit. Les jeunes Danoises étaient très sommairement vêtues; elles ne portaient ni robe de dessous, ni jupons, ni chemise. Sous la robe, Helga n'avait qu'une petite tunique courte et sans manches.
– Va vers cet arbre, et tourne-toi, commanda Olaf. Helga obéit.
– A genoux! dit le Viking.

Helga s'agenouilla sans mot dire. Olaf déchira brutalement la tunique, découvrant les épaules de la fillette. Il leva le fouet et cingla cruellement les épaules nues.

Helga, livide, serrait les dents pour ne pas crier. A chaque coup, la douleur la pliait en deux. Le sang coulait sur son dos nu. Mais Olaf, ivre de fureur, frappait toujours.

A la fin, il s'arrêta. Helga n'avait pas laissé échapper une plainte. Mais elle était au bord de la défaillance.
– Lève-toi! ordonna durement le Viking.

Helga se mit debout avec peine. Ses jambes se dérobaient sous elle.
– Es-tu toujours chrétienne, à présent? gronda Olaf.
– Oui, père, dit Helga fermement.

Le Viking poussa un rugissement de fureur. Il ôta sa ceinture, lia les poignets d'Helga et l'attacha à l'arbre.

– Une nuit dans la forêt te donnera le temps de réfléchir, fille rebelle. Je reviendrai demain matin, à l'aube, et si tu persistes à te déclarer chrétienne, tu seras fouettée à nouveau jusqu'à ce que tu cèdes, entends-tu ?

Helga rassembla toutes ses forces.
– Tu peux me faire mourir sous le fouet, je ne céderai pas!
– C'est ce que nous verrons! dit le Viking en s'éloignant.

Helga resta seule. Elle n'avait pas peur de la nuit et de la forêt. Mais c'est une chose de courir la forêt la nuit, escortée par des chiens et armée; c'en est une autre que de passer la nuit, attachée à un arbre, impuissante. On était à l'automne, un vent glacé soufflait, le froid mordait la chair d'Helga, presque nue dans sa tunique mince et déchirée. Son dos et ses épaules, cruellement meurtris par la lanière de cuir, lui causaient une souffrance atroce. Des nuées de moustiques, avides de sang, se collaient à ses plaies, et leurs milliers de piqûres constituaient une torture pire que le fouet d'Olaf La fatigue, la faiblesse, faisaient plier les jambes d'Helga. Elle finit par s'évanouir.