Terres glacées

Avec James Evans chez les Indiens de la Baie d'Hudson

CHAPITRE 2: EN TRAINEAU A CHIENS

L'attelage

A mi-octobre, cinq jours de tempête recouvrent la terre d'une couche de neige profonde de quatre pieds; quelques traîneaux passent rapides. Je m'enthousiasme:
– N'allons-nous pas partir pour le grand voyage?
– Point encore, répondent les Indiens; attendons quelques semaines.

Pour calmer mon impatience, j'achète les chiens indispensables; toute une meute nous sera nécessaire. Il s'agit de s'accoutumer avant le départ à ces animaux parfois malcommodes. Lorsque, tout fier, j'amène les premiers à la maison missionnaire, ma femme en éprouve un vif émoi; ils sont plus sauvages qu'elle ne s'y attendait et aboient férocement. Peu à peu nous nous habituons à leur vacarme, comme ils s'accoutument eux-mêmes à notre compagnie, – ce qui n'est pas moins important pour nos relations futures.

Pour le dressage, je me fais instruire par un Indien expert en cet art, le Crie Mustagan. Cet homme inspire aux chiens un respect extraordinaire; sans violence, en évitant de les rendre craintifs, il obtient d'eux obéissance et attachement. Envers nous aussi ils deviennent affectueux, et nous avons plaisir à les rencontrer dans tous les recoins de la maison.

Ma femme admire maintenant nos beaux chiens eskimos, ou huskies, d'ailleurs fortement croisés; on ne peut s'en procurer de race pure que dans les régions les plus septentrionales. Solides et vigoureux, ils ont de longues oreilles, droites et pointues. Leur museau ressemble à celui du renard et leur queue, très touffue, est généralement bien relevée.

Au début de novembre, une nouvelle tempête augmente l'épaisseur de la neige et me fait espérer un départ prochain.
– Attends encore, missionnaire, me dit Mustagan. Tu ne pourrais maintenant traverser les forêts ni franchir les ravins. Laisse encore tomber de la neige.
– En voici près de deux mètres, n'est-ce point suffisant?
– Pas encore. Le vent saisit la première neige, la fait tourbillonner et l'entasse dans les creux; les crêtes et les pierres sont ainsi bientôt dégarnies. Une nouvelle chute est donc nécessaire pour égaliser le terrain; si tu voulais partir en voyage maintenant, les patins de ton traîneau s'accrocheraient encore à de multiples aspérités. Attends que tout soit nivelé et que la neige tassée t'offre un chemin égal. D'ailleurs, missionnaire, tu as encore à préparer ton traîneau.

Le lendemain, Mustagan me procura un traîneau. J'eus peine à cacher ma surprise: Comment, c'est ce véhicule grossièrement agencé qui sera, pendant plusieurs mois, ma maison ambulante? Son poids m'impressionne, mais je doute de sa solidité et plus encore de son confort.

En effet, ce traîneau, long de trois mètres, n'était large que de cinquante centimètres, et composé de deux troncs de chêne équarris, fixés l'un à l'autre par des barres d'attache. L'avant était recourbé comme la lettre J; l'arrière, carré et étroit. Le dessous n'était pas garni de patins de fer: par des froids suffisants, nous rendrons les «lugeons» très glissants, me dit-on, en les recouvrant de plusieurs couches de glace agglutinées par de la tourbe et soigneusement polies. J'ai rencontré depuis lors des traîneaux eskimos longs de six mètres et beaucoup plus lourds; mais, pesant avec leur charge de cinq à six cents kilos, ils exigent des attelages doubles.

Ce qui m'étonne est que les traverses reliant les «lugeons» ne sont attachées que par des lanières de peau de daim. Mustagan m'explique que le tout doit être fortement lié tout en laissant de la souplesse, de l'élasticité aux points d'attache, pour que le traîneau puisse supporter les heurts violents et répétés sans risquer de se démantibuler. Car nos véhicules devront résister à de rudes efforts à travers les sous-bois, les broussailles enchevêtrées, les amoncellements de grands troncs de sapins brisés par la tempête. Grâce à leur avant relevé, ils franchissent tous les obstacles, mais souvent le conducteur devra aider ses chiens.
– Ce sera ta maison, missionnaire, il faut la meubler; prépare ton chargement.
– Mustagan, quelles sont les provisions les meilleures pour ce long voyage ?
– Prépare ton lait; combien penses-tu en prendre?
– Un litre par jour, cela ferait l20 à l50 litres...
– ...Plus de cent kilos? Ce n'est pas possible; 30 litres doivent te suffire. Place au froid un petit bassin, verses-y ce lait et laisse-le geler. Quand il sera durci comme pierre, tu le mettras dans un sac; de tout l'hiver il ne fondra pas, et tu pourras casser à la hache le lait que tu voudras mélanger au thé.

Ainsi fut fait, mais ma femme ne put se résoudre au simple emballage d'un sac. Avec un soin méticuleux, elle empaqueta provisions et vêtements. Lorsque Mustagan vit les caisses épaisses et lourdes, il les rouvrit: «C'est trop pesant ainsi, et trop encombrant pour nos traîneaux; par 40º sous zéro, on ne craint ni la moisissure ni les insectes !»

Nous emporterons ainsi dans de simples sacs des centaines de poissons gelés, puis en abondance des viandes aussi grasses que possible et d'étonnantes provisions de sucre et de thé, les vivres étant choisis parmi ceux qui donnent le plus de chaleur au corps. Enfin toute une batterie de cuisine complétera le chargement, avec plats, tasses, couteaux et fourchettes.

Quand on part pour un voyage long de plusieurs milliers de kilomètres dans des déserts glacés où l'on ne trouvera absolument rien pour vivre, ni nourriture ni maison hospitalière, il faut tout prévoir. Un seul oubli, une seule négligence peuvent causer la mort. Il faut penser à tout et se pourvoir de ce qui est indispensable pour subsister pendant plusieurs mois sans secours aucun de qui que ce soit. Et cependant on ne peut prendre plus que la charge de deux ou trois traîneaux.

Pour tous ces préparatifs, Mustagan nous fut extrêmement utile. Nous aimons à voir venir ce bel Indien au fin profil. Tout en lui respire la fierté et l'intelligence: front élevé, nez aquilin, membres fins et nerveux. Son regard nous impressionne et nous captive, un regard à la fois profond et lointain, étrangement fixe et perdu sur les confins de l'horizon, inquisiteur et pourtant rêveur; un regard d'aigle, ou de marin, ou de guide des montagnes.

En vérité, Mustagan sera mon guide; je me suis attaché déjà à cet Indien et il m'inspire pleine confiance. Je m'aperçois que s'il s'impose aux chiens avec une surprenante autorité, son ascendant n'est pas moins grand sur les hommes. Il jouit d'un réel prestige; incontestablement c'est un chef, un entraîneur.

20 novembre
– En examinant nos préparatifs, Marie, plus inquiète que curieuse, questionne le guide: Où dormirez-vous en voyage?
– Où la nuit nous surprendra.
– Sans aucun abri?
– Si; nous trouverons chaque jour quelque bouquet de bouleaux pour faire du feu.
– Mais vous ne-prenez point de tente?
– Dans les plaines glacées, le vent est si violent qu'il l'emporterait. Quelques bonnes fourrures sont une protection plus sûre. Ma femme s'inquiète: peut-on dormir en plein vent par 40 ou 50º sous zéro?

A fin novembre nous faisons quelques petites expéditions pour m'entraîner au maniement du traîneau et à la conduite des chiens. C'est un art difficile qui exige beaucoup de force et d'endurance; une grande présence d'esprit et une longue expérience permettent seules de prévoir les obstacles et de les surmonter. Mustagan est un excellent instructeur; il m'explique avec patience la conduite à tenir en toutes circonstances, et m'accoutume progressivement au voyage en allongeant nos journées et augmentant les difficultés du parcours.

2 décembre
– Chaque nuit, Marie a des cauchemars. Au réveil, elle me harcèle.
– Pourras-tu te reposer à la belle étoile? Tu vas geler! ton nez, tes oreilles enfleront, et puis elles seront prises par la gangrène.
– C'est le risque, en effet; redoutes-tu donc de me voir revenir avec une tête privée de tous ses ornements?

Eugénie questionne le guide:
– Comment protégerez-vous mon papa contre le froid?
- Ne crains rien, petite, nous le recouvrirons bien.
– Et s'il se découvre?
– Nous l'empaquetterons comme un bébé; nous l'enroulerons si bien dans ses couvertures qu'un loup ne saurait pas même lui attraper le bout d'une oreille, et que le froid non plus ne parviendra pas à le mordre. Il n'aura qu'à être bien sage, à rester immobile comme nous l'aurons arrangé.

Ces derniers mots me valent une avalanche de recommandations:
– Tu feras tout ce que le guide te dira! papa, tu ne te découvriras pas pendant la nuit!
– Ah, fillette, me prends-tu donc pour un enfant? A vrai dire, je suis moi-même un peu inquiet; il paraît que ce n'est pas si facile de rester immobile lorsqu'on étouffe sous une montagne de couvertures. Que seront ces nuits glaciales?

6 décembre
– De nouvelles tempêtes ont accumulé la neige; le vent balayant les plaines a égalisé la piste. Le grand jour du départ approche; je l'ai fixé au mardi l0; ainsi nous aurons encore un beau dimanche, et il nous restera le lundi pour les derniers préparatifs. Le dimanche 8 décembre nous assemble en un culte solennel; je vais quitter celles qui m'attendront ici - pendant quatre ou cinq mois. Pour les Indiens, notre départ n'a rien de surprenant. Ils sont eux-mêmes en perpétuels déplacements et entreprennent des voyages immenses avec un équipement insignifiant en regard du nôtre. N'est-il pas très naturel que nous partions comme eux pendant la saison des grandes chasses?

Campements glacés

Nous quittons donc Norway House le 10 décembre. L'abondance des vivres m'a obligé à prendre trois traîneaux, tirés chacun par quatre chiens.

Il a beaucoup neigé hier, et maintenant encore les rafales de blancs flocons font un rideau opaque. Bien avant le jour, le premier attelage s'élance, conduit par Tenagibachak; Mustagan, le guide, a pris place à côté du conducteur. Les lampes de la maison projettent des faisceaux lumineux arrêtés à quelques pas par la brume. Nos yeux suivent un instant les silhouettes emmitouflées de fourrures, qui s'évanouissent dans les tourbillons de neige.

Le second attelage part, puis vient mon tour; je dois abréger les adieux, il s'agit de suivre la piste avant que les rafales l'effacent. Mon traîneau glisse, plonge dans les vagues de neige et s'enfonce dans la nuit. Je suis seul à bord, élevé à la dignité de conducteur d'un traîneau indien. La fierté que j'en éprouve est de courte durée; le froid intense me saisit, les tourbillons me suffoquent, les cristaux glacés m'aveuglent; comment d'ailleurs discerner une piste dans la nuit et le brouillard ? Mon attelage est heureusement plus habile que son conducteur; les chiens m'entraînent au galop.

Pendant des heures je n'aperçois rien de mes compagnons. Je n'en suis point inquiet tant qu'il fait nuit, supposant que les chiens voient la trace. Enfin une clarté grise filtre à travers les brouillards, un éclairage mat, trompeur, sans relief. Je constate alors avec stupeur qu'il n'y a aucune piste devant mes chiens. Sommes-nous égarés? J'arrête l'attelage et vais voir en avant s'il y a quelques vestiges des traces; rien, absolument rien. Que faire? retourner pendant qu'il en est temps? chercher ailleurs, mais où?

Les chiens s'impatientent; ils veulent poursuivre la course et se remettent à trotter allègrement, sans aucune hésitation. Assurément ils en savent plus que moi, je n'ai qu'à me remettre à leur instinct; et nous plongeons à nouveau et sans fin dans les tourbillons glacés.

La nuit est prompte à revenir; les ténèbres me surprennent, et subitement la peur est sur moi. Je me vois perdu, isolé dans les tourmentes, incapable de me défendre contre le froid. La terreur s'insinue et me secoue à chaque rafale. La mort blanche va-t-elle donc me saisir?

Tout à coup les chiens galopent et aboient joyeusement, et bientôt ils me déposent, transi et égaré, auprès d'un grand brasier. Mes compagnons ne témoignent d'aucune surprise à mon arrivée; s'ils doutent de ma sagacité, ils ont pleine confiance en celle des chiens. Braves bêtes!
Pour la première fois les diverses scènes du soir défilent devant mes yeux stupéfaits; j'aurai tout loisir de m'y accoutumer pendant notre long voyage. Enfin vient l'heure du coucher, attendue avec appréhension et aussi avec le désir d'échapper quelques heures à l'obsession du froid.

Près du feu, mes compagnons préparent le terrain du campement. La neige, fine et légère, est déblayée sur un espace carré de trois mètres de côté; pour ce faire, les larges raquettes à neige remplacent avantageusement les pelles. C'est là que nous passerons la nuit. La neige est entassée en murailles tout autour, de trois côtés; le quatrième côté, choisi de manière que le vent chasse la fumée loin du camp, est occupé par le feu.

Les Indiens préparent le lit; ils étendent sur la neige durcie du camp une grande peau de bison; sur ce tapis, ils déroulent une vaste couverture de laine de la Baie d'Hudson. L'oreiller est placé vers la muraille de neige, les pieds seront près du feu. Pendant que mes compagnons font le lit, je me dispose à y entrer. Il n'est pas question de se déshabiller, bien au contraire! On met sur soi, et avec empressement, tout ce qu'on possède de plus chaud. Autrefois, un sac de fourrure, dans lequel on se glissait, était très apprécié, mais on y a renoncé. Des bottes fourrées sont très confortables, à condition d'être aussi longues que les jambes et assez larges pour être mises par-dessus mocassins, guêtres et pantalons. Un manteau de fourrure est indispensable, avec un large capuchon bien doublé, qu'on passe par-dessus un premier «bonnet à poil». Des gants de fourrure sont tout aussi nécessaires. Pour joindre et compléter le tout, on s'enroule plusieurs fois dans un grand plaid écossais.

Il s'agit maintenant d'entrer dans le lit. Ainsi emmitouflé, je m'étends sur la grande couverture, et les Indiens achèvent leur œuvre. On me prendrait déjà pour un ballot de fourrure, et Mustagan jette encore sur moi une couple de couvertures et une grande fourrure, puis tous se mettent à me border. Une tendre mère ne soignerait pas son petit enfant avec plus d'amour et de sollicitude. Cette opération du bordage est très agréable au début; les Indiens commencent par les pieds et s'approchent graduellement de la tête; ils la couvrent, et replient les couvertures sous mes épaules. C'est très pénible; l'horrible sensation de suffocation n'est aucunement diminuée par toutes les paroles rassurantes des Indiens. Enseveli sous ces montagnes de fourrures, je crois mourir étouffé; mes compagnons m'assurent que je n'en serai pas moins très vivant demain.

Les Indiens, instruits par l'expérience des dangers d'un campement en hiver, m'avertissent que je dois rester parfaitement immobile. En effet, si on dérange les couvertures, le froid pénètre, et l'on court grand risque de mourir gelé, sans même s'en douter. Pour me rendre docile à leurs injonctions, mes compagnons me racontent qu'une nuit un voyageur découvrit sa figure sans s'en rendre compte, poussé sans doute par le désir instinctif de respirer de l'air pur. Quand un peu plus tard il se réveilla complètement, il se trouva tirant sur ce qu'il prenait pour le manche d'une hache: - c'était son nez gelé!

Mais qui donc enveloppe les braves Indiens quand ils ont fini de prendre soin de leur missionnaire? Habitués par une longue pratique à leur manière primitive de dormir, ils savent si bien s'enrouler dans leur unique couverture en peaux de lapins, que ni l'air extérieur ni le froid ne peuvent parvenir jusqu'à eux. Petits bébés, ils ont été élevés dans un sac de mousse attaché à une poutre du wigwam; ils ont pris et gardé l'habitude de rester immobiles; c'est pourquoi un Indien bouge très rarement dans son sommeil.

Pour moi, cette nuit fut atroce. Je ne pus dormir. Dès que je commençais à sommeiller, je me réveillais haletant, suffocant. La crainte du gel me retint dans une immobilité affreusement pénible à supporter pendant les crises d'étouffement. Enfin mes compagnons s'agitèrent; je me levai avec grand soulagement plusieurs heures avant le jour. Avec violence j'envoyai voler les fourrures qui m'avaient martyrisé... mais je ne tardai pas à les regretter! Sous mes couvertures j'étais tout en moiteur; subitement exposé à l'air, je suis saisi par le froid de près de 50 degrés. Mes dents et mes os s'entrechoquent, puis j'ai l'impression d'être serré dans un étau; les muscles de mon visage se contractent, mon nez se resserre; ce sont comme des griffes qui m'étreignent aux épaules, me labourent le dos et me déchirent les poumons; mille piqûres m'empêchent de respirer. La douleur me fait hurler, et je me roule dans les fourrures, en attendant avec angoisse que les Indiens soient parvenus à ranimer le feu. Supporterai-je jusque-là les terribles morsures du froid?

Une heure plus tard, réconfortés et bien emmitouflés, nous repartons dans la nuit et la tempête. Et de nouveau je suis mes compagnons, solitaire sur la piste invisible, conduit par mes braves chiens. La deuxième nuit n'est pas meilleure que la première: m'accoutumerai-je jamais à l'impression d'étouffement? parviendrai-je à m'endormir?

Aujourd'hui jeudi, la route sera pénible; nous avons à traverser une grande étendue de forêt. Mustagan fait partir mon traîneau en tête, pour pouvoir m'aider à surmonter les obstacles.

Dès que se présente quelque difficulté, le guide précède les chiens. Nous entrons sous bois, les branches basses nous effleurent et souvent nous arrêtent; Mustagan fraie la route à coups de hache. Beaucoup de vieux troncs, effondrés sous le poids de la neige, barrent le passage; il n'est point aisé de les faire franchir à nos traîneaux lourdement chargés. Nous suivons à pied à côté de nos traîneaux, les soutenant, les hissant, assurant l'équilibre et encourageant les chiens. Rude labeur, qui m'épuise; Mustagan revient parfois à mon aide, mois lorsque, ensuite, je dois attendre que sa hache m'ait ouvert le passage, je souffre du froid. Nous pataugeons dans la neige profonde, nous nous y traînons même lorsque nous devons soutenir nos lourds véhicules. La poudre glacée s'infiltre dans nos bottes, se glisse entre nos vêtements, nous pénètre de toutes parts. Mouillés et transis, nous ne supportons plus de nous arrêter. J'arrive fourbu à l'étape, éprouvé autant par le gel que par les efforts incessants.

Nous atteignons la limite de cette forêt: la journée de demain sera moins pénible. Nous allons camper, la forêt fournit en abondance le bois sec nécessaire. Le guide cherche une place où, l'été précédent, le feu a ravagé la forêt; car les arbres tués par les flammes sans avoir été consumés, et restés sur pied jusqu'à l'hiver, sont tellement secs qu'ils font un excellent combustible.

Nous sortons les haches des traîneaux, et nous nous réchauffons en attaquant vivement les arbres secs encore debout. Ils ont de 30 à 80 centimètres de diamètre et de 20 à 30 mètres de hauteur. Une douzaine de ces sapins dressés comme des mâts sont abattus, puis coupés en tronçons de trois à quatre mètres. Nous entassons le bois, en plaçant naturellement les copeaux et les morceaux les plus secs au fond. Mustagan les allume, et bientôt nous jouissons d'un brasier magnifique et d'une chaleur bienvenue.

La nuit fut meilleure, je pus enfin dormir grâce à ma grande fatigue et grâce aussi à la certitude, enfin acquise, que je n'étoufferai pas.

La journée du vendredi s'annonce magnifique. La Wapun cichukoos, l'étoile du matin, éclaire notre départ. La piste est facile, Mustagan s'assied à côté de moi et dirige les chiens de la voix. Nous parcourons d'immenses plaines, bientôt illuminées par un soleil éblouissant. La neige tassée porte nos chiens joyeux,... mais ce soir elle portera aussi les loups!

Pour la nuit, nous préparons une ample provision de bois, nous attendant à être dérangés par les attaques des grands loups gris du Nord. Ils nous découvrent en effet et nous accueillent par leurs hurlements lugubres, qui glacent le sang dans les veines. Il est heureux que ces fauves ne se réunissent guère en troupes de plus de six ou huit; tant que ces redoutables ennemis rôdent dans notre voisinage, nous entretenons très vif le feu, qui est notre protection la plus sûre.

La voix féroce des loups fait un accompagnement impressionnant à notre culte du soir. Après le repas, mes compagnons s'assemblent; têtes respectueusement découvertes malgré le froid, ils écoutent un fragment de la Bible que je viens de traduire dans leur langue. Nous chantons un cantique, puis tous s'agenouillent pour la prière. Quel extraordinaire spectacle que nos cultes du soir, près du feu énorme perdu dans la plaine sans limites; quelle beauté dans ces visages paisibles au milieu des hurlements de la tempête, des chiens et parfois des loups.

Le blizzard

Nous traversons des plaines immenses et désertes. En dix jours de voyage, nous n'avons rencontré personne, ni aperçu de wigwam, ni croisé de traces.

Je m'accoutume aux chiens et deviens habile à conduire mon traîneau. Ce matin, il s'est trouvé en péril au flanc d'un ravin; d'un habile coup de collier, Koona l'a redressé. Brave chien! il a bien mérité un poisson supplémentaire; pour une fois, il aura un modeste déjeuner.

A midi, Koona ne peut plus suivre; il est paresseux, se traîne et n'aide en rien ses compagnons.
– C'est le poisson que tu lui as donné ce matin, me dit le guide.
– Et pourquoi?
– Ça ne vaut rien pour les chiens; manger le soir leur suffit.

Ce soir, j'observerai avec curiosité leur repas. Dès l'arrivée au bivouac, le guide les dételle et les laisse vagabonder à leur gré. S'il se trouve quelque gibier dans le voisinage, les plus jeunes se procurent le plaisir de la chasse. Le feu allumé, on nourrit les chiens pendant que se prépare le repas. Une longue habitude a démontré que deux poissons blancs chaque soir suffisent à conserver nos coursiers en pleine santé et en bonnes dispositions, mieux que tout autre aliment. Certains d'entr'eux sont si bien habitués à ce régime qu'ils refusent tout ce qu'on leur offre à d'autres heures!

Le froid est si rigoureux que ces poissons sont gelés, durs comme pierres; avant de les donner à manger, on les pose sur une branche près du feu pour les faire dégeler. Cela se passe sous le nez des chiens, et, pendant qu'ils attendent le dégel de leur souper, ils sont si nerveux, si anxieux et si jaloux les uns des autres, qu'ils en viennent à de véritables batailles; un ou deux commencent, et bientôt tous s'en mêlent. Les chiens d'un même équipage se disputent bien rarement entre eux; les combats se livrent ordinairement entre les différents attelages.

Après avoir mangé, les chiens se creusent des trous dans la neige et s'y blottissent pour dormir le mieux possible en frissonnant toute la nuit. Ils s'enfouissent si bien que parfois il est difficile de les retrouver au matin, pour peu qu'il ait neigé pendant la nuit. Il n'est point rare que les moins robustes, quelquefois importés à grands frais, meurent gelés dans leur nid de neige.

Au matin, nous partons joyeux; la journée s'annonce magnifique. Mais pendant la matinée, le vent se lève brusquement et mes compagnons manifestent une inquiétude qui me surprend; le ciel n'est-il pas admirablement bleu? Le vent s'enfle encore; tout à coup Mustagan me dit:
– Fuyons vers la forêt, essayons encore de l'atteindre.
– Pourquoi fuir? le soleil n'est-il pas étincelant?

Le vent devient de plus en plus violent, et subitement le blizzard est sur nous. Je suis stupéfait! D'où surgissent ces tourbillons de neige? d'où viennent ces vagues de tempête? Les cristaux de neige chassée me frappent en plein visage; je me retourne, et la tourmente est encore contre moi. Le grésil me mord et m'aveugle, et il vient de tous les côtés à la fois. Je ne vois plus à dix pas; où sont mes compagnons? où est Mustagan? Mon attelage paraît affolé. La tempête balaye la plaine, soulève la neige et la roule en tourbillons aveuglants.

Je comprends pourquoi il fallait fuir devant le blizzard; mais maintenant comment lutter contre cette poussière glacée? Ces aiguillettes me piquent atrocement et m'obligent à fermer les yeux; elles m'emplissent la bouche et les oreilles. Les hurlements de la tempête m'étourdissent, je me sens perdu dans ce tumulte.

Que faire? – Continuer, au risque de m'égarer plus encore? M'arrêter, au risque d'être terrassé par le froid? Nombreux sont les voyageurs qui périssent dans les grandes plaines enneigées, ensevelis sous les vagues du blizzard.

Mustagan surgit d'un tourbillon; guidé par les hurlements des chiens, il parvient à réunir nos équipages. Les traîneaux sont dressés comme des remparts, et, hommes et chiens, nous nous serrons les uns contre les autres pour mieux résister au froid. Impossible de faire du feu! nous gèlerons ici, à moins que nous ne réussissions, à la faveur d'une accalmie, à nous réfugier dans la forêt. Longuement attendue, une courte éclaircie nous permet enfin d'échapper au blizzard.

Jeudi nous traversons des crêtes balayées par le vent; la neige y est durcie en aiguilles de glace qui blessent les pattes de nos chiens. Mustagan arrête les attelages et leur fait mettre des souliers. Car nous avons pour nos coursiers une abondante provision de souliers en peau de daim, qui s'attachent par de solides lanières. Il peut arriver que des pointes de glace percent la membrane qui sépare les doigts, ou même arrachent les ongles. Un chien blessé n'est plus bon à rien; il s'arrête et refuse tout service tant que sa patte saignante n'a pas été pansée avec un peu d'ouate trempée dans de la résine de sapin.

Les chiens aiment beaucoup leurs souliers; certains usent de toutes sortes de ruses pour se les faire mettre: ils font semblant d'être grièvement blessés; même s'ils sont méchants et sauvages, ils se couchent sur le dos, lèvent leurs pattes et les présentent une à une en pleurant jusqu'à ce que leur maître ou le guide leur mette leurs souliers.

Les chiens ne tiennent pas moins aux trois ou quatre clochettes fixées à leur collier; nous les punissons en leur enlevant leurs sonnettes.

Le soir nous campons à la lisière d'un bois. Les étoiles brillent dans un ciel sans menace. Mais à l'improviste le blizzard s'élève; il hurle dans les forêts, sur les lacs, dans les plaines infinies, comme un monstre qui chercherait une proie. Le campement en est ravagé. Les murailles de neige péniblement élevées sont emportées par la tempête, qui tourbillonne en tous sens; le feu qui avait si joyeusement brûlé est éteint sous la neige; là où la flamme du brasier répandait la chaleur et la clarté, il n'y a plus qu'une neige épaisse sans cesse emportée et sans cesse ramenée. Mustagan me crie de rester couché immobile, tant que la tempête fera rage. Malgré le tumulte, nous dormons paisiblement, en sûreté sous nos chaudes couvertures, bercés par les hurlements du blizzard comme des enfants par un chant. La couche de neige fraîche constitue une couverture supplémentaire.

Le réveil, par contre, est fort pénible. Tout est enfoui sous la neige. Les chiens eux-mêmes en sont recouverts, et nous les cherchons en creusant de tous côtés. Les raquettes, les harnais, les traîneaux même, toutes choses doivent être retirées des amas de neige. Pendant ces préparatifs, chacun est redoutablement mordu par le froid.

Pour refaire du feu, il faut enlever toute la neige et couper d'autre bois, celui que nous avions préparé la veille étant trop mouillé. Quoique obligés de nous donner beaucoup de mouvement, nous ne parvenons pas à nous réchauffer.

Le samedi soir, nous cherchons un endroit favorable à une halte prolongée, interrompant la marche assez tôt pour pouvoir faire une ample provision de bois; nous passerons un dimanche paisible.