Jeannot en Afrique - Changement de décor

Histoire vraie

Il y en a déjà trois... quatre... et Jeannot en apporte encore un ! A quoi peuvent bien servir ces grands fûts ? Sont-ils pleins de goudron pour faire la route ? Mais alors on ne pourrait même pas les soulever ! Otons un couvercle... tiens ! c’est vide... et tout propre ! Et dans l’autre ? Ah ! ça commence par du papier, et dessous il y a... des couvertures, des draps... de la vaisselle, des vêtements ! Tout est soigneusement emballé. Ce sont les «valises» des futurs missionnaires. Mariés depuis trois mois, nos amis se sont installés provisoirement à Belfort. C’est là qu’ils font leurs préparatifs. Dans quelques semaines ils s’envoleront vers la Haute-Volta, mais leurs bagages feront ce long voyage par train et par bateau. Aussi doivent-ils être expédiés sans retard. Le temps passe. Roselyne et Jeannot multiplient les visites pour saluer tous leurs parents et ceux qui leur sont chers.

Jeannot en Afrique - 6) Changement de décor

29 août 1963 ! Le train pour Marseille s’ébranle. Les mouchoirs s’agitent longtemps... longtemps... Les voilà partis !
A Marseille nos deux amis prennent place dans un puissant quadrimoteur.
C’est le soir, puis la nuit. Bientôt ils s’assoupissent, bercés par le vrombissement des hélices. Tous les passagers dorment jusqu’à ce qu’une lueur jaune, toujours plus vive dans le ciel nuageux, annonce l’approche du matin... Il est presque cinq heures. Collés au hublot, Roselyne et Jeannot cherchent à découvrir, tout en bas, quelque chose du paysage africain. Pour l’instant ils ont plutôt l’impression de survoler une immense plantation de choux-fleurs, tant les nuages semblent avoir été alignés comme par un jardinier. Après une musique douce, le haut-parleur annonce «Messieurs les voyageurs sont informés que nous survolons le territoire du Mali. Notre appareil descend progressivement. Dans quelques minutes il se posera sur la piste de Bamako, pour une courte escale... »
Une heure plus tard, l’avion reprend son vol.
— Regarde, Roselyne ! Plusieurs Européens sont descendus, faisant place à d’autres passagers.
— Oui ! J’admirais justement le turban de cette belle Africaine, là devant nous. C’est un tissu de paillettes dorées, et tu vois ces charmantes tresses nouées autour de jolis petits échantillons de parfum ! Quand le quadrimoteur descend à nouveau, c’est pour se poser à Ouagadougou, capitale de la Haute-Volta. Après les formalités de douane, nos amis sont accueillis par trois missionnaires. Quelques heures plus tard tout le monde s’installe dans une jeep. Pour les nouveaux venus, c’est maintenant que l’aventure africaine commence: sur la banquette, les missionnaires et Roselyne se serrent comme des sardines, tandis que Jeannot, seul à l’arrière, est assis sur une caisse un peu rembourrée. On part pour Fada N’Gourma, trajet de cinq heures sur une piste bosselée dans tous les sens ! Installé transversalement, Jeannot ne voit ni la piste, ni les trous. Surpris à chaque secousse, il saute sur son siège, heurtant souvent le toit du véhicule avec la tête qu’il protège au moyen d’un coussin.
Tout à coup les secousses s’accentuent, comme si tous les trous de la piste se touchaient...
— Pourtant le terrain est normal ! dit le missionnaire en arrêtant la Jeep. C’est sûrement une crevaison ! On change de roue, on repart ! Plus loin, une panne assez sérieuse immobilise de nouveau le véhicule. Cette fois Jeannot se montre aussi bon bricoleur que vrai mécanicien.
— Puisque je ne peux guère vous être utile, dit Roselyne, je profite de cette halte forcée pour ouvrir de grands yeux... oh ! regardez ces arbres, ces hautes herbes et toutes ces merveilles qui volent !
C’est vrai que la variété d’oiseaux ne manque pas. Certains rappellent beaucoup les hirondelles, à part leur ventre pivoine. Il y a de ravissants colibris d’un beau rouge vif qui plongent leur long bec recourbé dans le cœur des fleurs. Et d’autres sont tout petits et verts comme les martins-pêcheurs ou bleus comme du vernis.
Enfin la jeep atteint Fada N’Gourma. De partout on arrive autour du véhicule.
— Bonjour, bonjour ! disent les beaux sourires et les yeux pétillants des petits enfants.
— Biela, biela ! (soyez les bienvenus) disent en gourmantché les indigènes chrétiens.
— Que Dieu vous bénisse en terre africaine ! ajoutent les missionnaires. Roselyne et Jeannot sont touchés
A par cet accueil si affectueux.
Partons avec eux à la découverte des habitudes, des maisons, du paysage et de tant d’autres choses qui leur réservent des surprises... Ils arrivent bientôt près d’une maisonnette carrée, construite en briques de boue séchée et couverte d’un toit de tôle.
— Voilà, vous y êtes ! C’est la demeure que nous avons préparée pour vous !
dit le missionnaire en tapant cordialement sur l’épaule de Jeannot. Les cases des indigènes sont cachées dans la verdure, entourées de leur palissade tressée. Vous verrez, elles sont rondes ou carrées, mais toutes sont coiffées de leur toit de paille en chapeau pointu. La vôtre est un peu plus solide ! Bien ! je vous laisse. Bon courage, et que Dieu vous aide !
Maintenant nos amis n’ont plus qu’à s’installer
— Dis, Jeannot ! tu as vu, en passant, ce lac couvert de nénuphars blancs ? C’est bizarre pas une seule barque, pas un baigneur...
— Aucun risque ! Le missionnaire m’a dit qu’il y a quelques années, on y trouvait encore des crocodiles !
Il paraît même que de temps en temps un petit enfant disparaissait. Et quand on tuait l’un de ces redoutables reptiles, on retrouvait parfois un bracelet ou un petit collier dans son ventre !
— Alors mieux vaut rester dans la case ! Oh ! regarde, Jeannot ! Quelle belle décoration africaine contre cette paroi !
— C’est un gros lézard beige empaillé. Il doit avoir au moins vingt centimètres de long ! Que c’est curieux ses pattes sont munies de ventouses à chaque doigt, tu vois, là..
— Maman ! crie Roselyne en se jetant d’un bond dans les bras de Jeannot.
Que s’est-il passé ? La belle décoration n’était pas empaillée ! En frétillant, tout à coup le lézard s’est sauvé au plafond !
Eh bien ! s’exclame Jeannot, il faut croire qu’ici les lézards se sentent vite à la maison ! D’ailleurs ils sont utiles ils sont friands d’insectes et surtout de fourmis !
Si leurs jolis yeux sont très brillants, leur cri est comme le bruit qu’on ferait en heurtant deux pierres.
L’un de ces petits locataires habite derrière le miroir tandis que l’autre loge dans l’armoire aux habits !

Les crapauds, eux, sont un peu plus bruyants ! Dehors on en voit partout. L’un d’eux doit être si gros qu’il fait presque autant de bruit qu’un cochon affamé ! Quel drôle d’effet quand il coasse tout près de la case ! Il y a aussi des «lézards» qui ont au moins quarante centimètres de long. Ils sont très beaux, avec leur ventre jaune soufré, leur queue violacée et une sorte d’oreilles oranges. Jeannot pourra faire de belles photos !

Mais nos amis ne sont pas touristes ou explorateurs. Leur première occupation sera l’apprentissage de la langue gourmantchée. Ils vont passer tout leur temps à cette étude, avec des missionnaires ou des gens du pays. Un jour ils traversent plusieurs champs de maïs pour atteindre un petit village. Qui cherchent-ils, de case en case ?
Un vieillard aveugle, le seul chrétien de l’endroit. Cet homme ne sait pas un mot de français. Tant mieux ! Ainsi nos amis pourront faire leurs premiers essais...
— Gafara... gafara... kpana ! (bonjour ! je m’excuse de vous déranger !) commencent-ils par lui dire.
Puis ils essaient d’expliquer le but de leur visite...
Le vieillard doit avoir compris, car un large sourire illumine son visage, et déjà sa main ridée désigne la tête, le cou, les épaules, tandis que le mot correspondant est prononcé lentement au singulier et au pluriel. Après un bon exercice, Jeannot installe son tourne-disque à piles. Bientôt une «plaque ronde et noire» se met à tourner pour dire des choses en gourmantché ! Pendant que des femmes jacassent en pilant leur mil près de la case, le vieil aveugle écoute attentivement, répétant souvent: «Nfa... lengani !» (ça me fait plaisir, c’est bien !)

La langue n’est pas facile à apprendre: il faut chanter en parlant. Si l’on baisse la voix quand il fallait l’élever, on risque de dire exactement le contraire, ou même une bêtise. Tout s’exprime par des images: pour faire comprendre qu’un objet est vert, on dit qu’il est comme le jus qui sort quand on presse les feuilles des haricots ! «Chauffer l’eau jusqu’à ce qu’elle joue» veut dire la faire bouillir.
Mais le paysage coloré, la langue imagée et les visages sympathiques ne retiennent pas les profondes ténèbres qui règnent dans cette contrée.
— Oh ! le beau bébé ! s’écrie Roselyne, se promenant un après-midi avec la femme d’un missionnaire, je vais demander à la maman comment il s’appelle...
— Surtout ne faites pas cela ! interrompt la compagne de Roselyne en la retenant par le bras, ici jamais on ne demande comment un enfant se nomme, car la seule mention de son nom attirerait sur lui l’attention des mauvais esprits, du moins c’est ce que les gens croient ! Vous avez vu comme les bébés sont ravissants. Eh bien ! plus un petit enfant est beau, plus les parents disent qu’il est laid, toujours dans la crainte que les démons ne le convoitent ! Il n’y a pas très longtemps, un nouveau-né était tellement beau que ses parents, toujours par crainte des démons, l’ont appelé Timbengou.
— Et qu’est-ce que cela signifie ?
— Quand j’y pense, ça me fait de la peine. Timbengou veut dire «tas de fumier» !
— Pauvre petit chou !
Mais il y a bien pire encore un jour des triplées sont nées dans un village voisin. Tout le monde a considéré cela comme un grand malheur, car les démons devaient être dans cette affaire ! Alors personne n’a osé s’occuper de la pauvre mère et des bébés qu’on a laissés par terre toute une nuit dans une case où ils sont morts...
Mais Roselyne et Jeannot ne sont-ils pas venus là justement pour apporter dans ces ténèbres la lumière de l’Evangile, afin que des bébés vivent, que des parents soient libérés de leurs craintes, que des malades soient soulagés et que des élèves soient enseignés ?

Texte: Samuel Grandjean
Illustrations: Hélène Grandjean & Ariste Mosimann