Jeannot en Afrique - Dans le triste gourbi

Histoire vraie

— Voilà quatre mois que je suis sur ce piton rocheux ! soupire un artilleur. Et toi, Jeannot... tu y étais déjà quand je suis arrivé !
— Oui ! pour moi ça fait six mois de travail comme infirmier... tiens ! On dirait que le lieutenant nous cherche...
— Ohé, les gars ! Pas fameuses, les nouvelles du Quartier général ! On vient d’en recevoir par hélicoptère. Ça te concerne aussi, Jeannot, maintenant que tu es sergent: tous les officiers et les sous-officiers resteront sur place encore trois mois de plus que prévu ! C’est réjouissant !
— ... Moi qui pensais pouvoir rentrer en France dans sept mois... il va falloir attendre encore presque une année !
Maintenant, comme un gros insecte, l’hélicoptère militaire s’élève rapidement dans le ciel bleu. Plusieurs hommes du camp le suivent du regard. Ils sont pensifs. Seul cet engin les relie au reste du monde. Vidé à l’atterrissage, le sac postal repart maintenant pour porter au loin les nouvelles que les soldats envoient à leur famille.

Dans le triste gourbi - Jeannot en Afrique

Les semaines sont longues, mais bien remplies pour Jeannot. Après les soins à ses camarades, il pense aux indigènes des environs. Et le travail ne manque pas ! Un jour, traversant un village, il aperçoit deux enfants misérablement couchés au pied d’un mur. La fillette, en haillons, peut avoir neuf ans, tandis qu’on en donne quatre ou cinq à son petit frère presque nu. Sa tête est pleine de mouches que la grande sœur ne prend même plus la peine de chasser.
— Comment t’appelles-tu ? demande l’infirmier.
Les beaux yeux de l’enfant paraissent si grands dans ce visage amaigri.
— Ourida ! répond la fillette, craintive.
— Tu dois être malade, dit Jeannot, frappé par les traits de cette petite. As-tu mal ?
— Non ! j’ai seulement faim... et lui aussi !
En disant cela, la fillette soulève un peu son frère. La tête du bambin retombe mollement, suivie de sa petite tresse. Tous les garçonnets en ont une. Les gens du pays pensent qu’Allah (Dieu) pourra les prendre par là, s’il vient les chercher.
Quant aux filles, Allah ne s’occupe pas d’elles, puisqu’elles n’ont pas d’âme ! Alors... qu’elles aient des tresses ou pas, cela n’a pas grande importance ! Ah ! si tous ces parents savaient que Dieu aime tous les enfants du monde, filles et garçons !
Jeannot chasse les mouches et prend doucement le petit dans ses bras. Puis il tire de sa musette une belle tranche de pain... Dès que l’enfant voit ce qu’on lui tend, il arrache le pain et le porte à sa bouche.
— Où habitez-vous ? demande le sergent, très amicalement.
Sans répondre, la fillette montre du doigt une ruelle tortueuse.
— Tiens ! mange aussi quelque chose, ajoute Jeannot. Mais maintenant je voudrais que tu me conduises chez toi, d’accord ?
Ourida s’est levée. Chancelante, elle avance, soutenue par l’infirmier qui porte le petit très délicatement.
Il fait très chaud. On croise une femme voilée qui porte une cruche sur la tête. Le sergent la salue mais, effarouchée, elle passe rapidement.
Tout à coup la fillette s’arrête. N’aurait-elle plus la force de continuer ? Va-t-elle s’évanouir ?
Jeannot est bien perplexe. Mais bientôt il comprend qu’on est arrivé: cette ouverture dans le mur est sûrement l’entrée d’un gourbi, sorte de case en terre battue.
Prudent, l’infirmier laisse Ourida pénétrer seule, car un homme ne doit pas entrer dans une «maison» sans y être invité par le chef de famille. Et que faire si le père n’est pas là ?
Jeannot a une bonne idée:
Toubib ! toubib ! crie-t-il pour faire comprendre qu’il désire le bien de ceux qu’il visite.
Alors, se baissant un peu, il entre, portant toujours son précieux fardeau dans les bras. Qu’il fait sombre, là-dedans, surtout quand on vient de marcher en plein soleil ! Son pied heurte quelque chose qui bouge. Un chien peut-être ? mais non, c’est un autre marmot qui se traîne lamentablement ! Et là, au fond, quelqu’un vient de parler...
Enfin les yeux de Jeannot s’habituent assez à l’obscurité pour distinguer la mère de famille, par terre, fiévreuse et sans force.
Les murs sales sont tachés d’humidité. D’un angle sombre part le gloussement d’une poule enrouée. Quelle triste demeure pour une petite Ourida de neuf ans !
Après avoir déposé l’enfant, le sergent donne des soins, fait prendre quelques remèdes et distribue son casse-croûte auquel il renonce sans peine pour secourir cette famille affamée. Il se promet de penser à ce pauvre foyer chaque fois qu’il restera quelque chose au fond des marmites de la troupe.

En rentrant au camp sans avoir mangé ce jour-là, notre ami est triste et heureux à la fois. Triste à cause de la misère qu’il vient de découvrir, mais heureux de se savoir utile. Certes, il lui en coûte d’être si loin des siens pour de longs mois encore, mais il est reconnaissant de pouvoir apporter un peu d’aide aux indigènes, tout en leur parlant avec conviction de Sidna Aïssa (Jésus) qui les aime autant que nous et qui a donné sa vie pour les sauver, eux aussi.

Texte: Samuel Grandjean
Illustrations: Hélène Grandjean & Ariste Mosimann