Il faut partir!

Genovieva 32e épisode

D'une voiture noire un homme vient de sortir, un porte-documents sous le bras. Il pousse un petit portail grillagé... fait quelques pas... frappe à la porte d'une maison toute simple.

Qui habite là, au bout de cette rue même pas goudronnée? La famille de Genovieva. La porte s'ouvre.
– Police de sécurité! Je voudrais voir la dénommée Genovieva!
– ... Elle n'est pas ici en ce moment! répond la mère de famille en s'efforçant de ne rien laisser voir de son inquiétude.

– Mais vous savez où l'atteindre ajoute aussitôt le fonctionnaire.
– Oui. Elle doit être à l'église, occupée à des nettoyages! Elle y travaille comme concierge.
– Je sais! Eh bien, faites-la chercher! dit le policier en posant son porte-documents sur la table. En attendant qu'elle arrive, j'ai aussi quelques questions à vous poser!

Pour quoi cet homme est-il venu? Pour soumettre Genovieva à un nouvel interrogatoire? pour l'arrêter peut-être? Dimanche soir, les enfants ont chanté. L'église était pleine. Y avait-il un espion? Qu'aura-t-il raconté? Il faut s'attendre à tout...

Retenant un soupir, la mère de famille se tourne vers la petite Corina.
– S'il te plaît, ma chérie, va vite chercher Genovieva. Elle est à l'église. Dis-lui qu'un monsieur de la police l'attend ici, qu'elle doit venir tout de suite! Corina part en courant. Elle a neuf ans. Abandonnée, cette petite a été adoptée par cette famille déjà nombreuse.

Quand elle arrive à l'église, la fillette ouvre précipitamment la porte.
– Genovieva! Genovieva!
– Je suis là, qu'y a-t-il? répond sa grande soeur.
– Viens vite, Genovieva! A la maison, un homme est arrivé en voiture. C'est quelqu'un de la Securitate. Il veut te voir. Il a dit qu'on devait te chercher, qu'il attendait! Viens vite!
– Seigneur! tu sais tout. Je t'en supplie, protège-moi!

Main dans la main, Corina et Genoviva hâtent vers la maison. Elles ne parlent pas "Encore un interrogatoire!, pense Genovieva la gorge serrée. Mais que veulent-ils encore savoir? Seigneur! aide-moi, donne-moi de la prudence quand je devrai répondre à toutes leurs questions... "

Essoufflée et anxieuse, Genovieva pousse la porte du domicile familial. Que voit-elle? Le dos d'un inconnu assis près de la table. Des documents sont étalés devant lui. Il se retourne. Genovieva reconnaît son visage
– Nous nous sommes déjà vus! entend-elle. Je suis le directeur du service des visas et passeports. Souvenez-vous, il y a deux ans vous avez déposé une demande d'autorisation de vous expatrier aux Etats-Unis. Plus tard, je vous ai convoquée dans mon bureau. Sous ma dictée, vous avez rédigé une nouvelle demande. Je vous apporte la réponse...

De son porte-documents, le fonctionna tire une pièce officielle:
– Les autorités font preuve de grande bienveillance: elles vous offrent ce passeport!
Mais ce qu'il ajoute tombe comme une sentence dans un tribunal: – Vous avez vingt-sept jours pour qutter le pays!

Quel acte de bienveillance! Les activités de Genovieva ont tellement exaspéré les gens de la Securitate, qu'ils sont pressés de la voir disparaître! "Enfin les enfants cesseront de chante!" ont-ils pensé. Mais ils se sont bien trompés!

Le fonctionnaire est sorti. La porte s'est refermée. La voiture est partie. Mais le passeport est resté là. Genovieva s'empresse de l'ouvrir...
– Décembre! s'exclame-t-elle en voyant la date d'émission. Il était donc prêt depuis deux mois déjà! Mais une autre date se détache en gros caractères, avec ce triste commentaire: "Dernière limite de séjour dans le pays"! Sans un mot, Genovieva met le passeport sous les yeux de sa mère. Saisies d'émotion, elles se jettent dans les bras l'une de l'autre. Larmes de joie et de tristesse: loin de sa chère Roumanie, enfin Genovieva sera en sécurité. Mais à quel prix! Elle va devoir quitter les siens, ses amis et tous les enfants... Oh, qu'il lui sera dur de partir!
– Pas de temps à perdre! dit-elle. Il faut que j'entreprenne tout de suite des démarches au consulat américain. Pourvu que la réponse ne tarde pas trop...

Les choses s'arrangent très vite. Genovieva sera accueillie aux Etats-Unis comme réfugiée politique. Elle devra se rendre en avion jusqu'à Rome. Là, elle sera prise en charge par l'ambassade américaine.
– Pour le voyage en train jusqu'à Bucarest, pas de problème! constate Genovieva. Mais pour le vol de Bucarest à Rome, où trouver l'argent? J'ai une idée! Des amis médecins m'ont offert un beau cassettophone pour mon travail avec le choeur. Je n'en aurai plus besoin. Je vais le vendre. Cela couvrira déjà une petite partie des frais.
L'appareil est vendu. Mais deux jour plus tard, les nouveaux acquéreurs le rapportent à Genovieva!
– Nous avons appris que vous deviez partir. Alors nous vous offrons "notre" cassettophone pour que vous puissiez le vendre une deuxième fois!

La nouvelle du prochain départ s'est très vite répandue dans la ville. Alors soudain Genovieva voit affluer les visites. Beaucoup de chrétiens viennent lui faire leurs adieux. Chacun désire contribuer, même très modestement, au frais du long voyage.
– Nous voulons t'accompagner t jusqu à Bucarest, disent plusieurs enfants
– Nous aussi! reprennent en choeur de nombreux amis. Finalement Genovieva disposera d'une somme lui permettant de payer son voyage. Elle pourra même acheter le billet de quelques enfants qui l'"escorteront" jusqu'à l'aéroport.

16 mars, soirée d'adieux de l'église à sa chère "concierge". Les responsables ont mis au point un programme spécial. Hélas! ceux de la Securitate réagissent:
– Vous pouvez faire cette soirée pour le départ de votre amie. Mais sachez une chose: Si quelqu'un la remercie publiquement, parle d'elle et de ses activités, alors le lendemain déjà, nous arriverons pour régler des comptes! Il faudra donc se contenter d'une poignée de main à la sortie...

Le soir venu, longtemps avant l'heure la salle se remplit. On ouvre les portes. Ceux qui devront rester dehors pourront quand même entendre. Cinq cents personnes au moins sont là pour saluer leur grande amie.

Texte: Samuel Grandjean