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Terres glacées

Avec James Evans chez les Indiens de la Baie d'Hudson

CHAPITRE 6: L'ÉCORCE QUI PARLE

L'alphabet syllabique

Mai 1841
– James, as-tu vu mes écoliers?
– Non; ne sont-ils pas en classe?
– Pas un seul; le village paraît désert.
– N'ont-ils pas plaisir à s'instruire?
– Si; tous savent les voyelles, quelques-uns connaissent déjà la moitié des consonnes. Un petit boiteux apparaît.
– Viens-tu seul à l'école aujourd'hui?
– Madame, tu ne sais pas? Les oies ont passé!
– Et alors?
– Mais tous sont partis à la suite des oies pour essayer d'en attraper!
– Reviendront-ils après-midi?
– Oh, non? peut-être demain, ou plus tard.

Juin l841
– Tennag! viens voir le canot de Budd.
– Machan, as-tu remarqué les belles écorces récoltées pour le canot du missionnaire?

Devant le wigwam servant d'école, les enfants hésitent. Puis brusquement tous fuient vers la rivière, entraînés par cette nouvelle sensationnelle: «Kahwonaby remplit d'eau son canot pour l'éprouver».

Nous ne pourrons recommencer l'école qu'après le départ des équipages.

Juillet l841.
– «Ohé, les enfants, venez vite!» En un instant mes petits lecteurs s'enfuient: "Poursuivez les lapins, sur les collines, là-bas". Les hommes sont absents; alors femmes et enfants se lancent à la poursuite des lapins signalés et abandonnent le village trois ou quatre jours.

Octobre 1841.
– James, nos élèves ne peuvent apprendre à lire, ils sont constamment en voyage. Après le retour des équipages, la pêche a occupé tout le village. Puis les familles vont se disperser pour chasser l'ours, le renard bleu ou le castor. Jamais ces Indiens ne pourront lire la Bible, ils ne savent pas encore l'alphabet!
– Serais-tu découragée, Marie?
– C'est notre alphabet qui les embrouille; il ne correspond pas à leur langue; c'est trop compliqué.
– Marie, tu as raison. Il faut une écriture plus simple, qui se puisse apprendre en peu de jours.

Le problème de l'alphabet me tourmente. Nous avons besoin d'une écriture facile; les Indiens nomades ne s'arrêtent à Norway House que peu de temps. Et moi-même, au cours de mes voyages rapides, j'aimerais enseigner la lecture. Comment faire?

Cet alphabet me tracasse! Pour que la lecture soit simple, immédiate, ne faudrait-il pas que chaque lettre se prononce d'après son nom? Chaque signe correspondant à une syllabe, il suffirait de nommer les lettres, d'épeler, pour prononcer le mot syllabe par syllabe.

Combien de signes faudrait-il? n'y a-t-il pas trop de nuances, d'aspirations, d'intonations diverses? Notons les syllabes typiques, et s'il y a des accentuations variables, des voyelles plus ou moins longues, les Indiens les différencieront d'eux-mêmes par l'habitude de leur langue. Combien les Indiens prononcent-ils de syllabes différentes? J'en ai compté trente-six. Avec trente-six syllabes, c'est-à-dire avec trente-six signes, je parviendrai à écrire la langue indienne!

– Mais James, ton alphabet sera encore plus long à apprendre que le nôtre!
– C'est vrai. Cependant les Indiens l'apprendront plus facilement parce que chaque lettre représente une syllabe de leur langue. Puis, Marie, lorsqu'ils sauront l'alphabet, ils sauront lire immédiatement!

Ayant déterminé les trente-six syllabes, je représente chacune par un signe convenable; ce sont mes trente-six caractères syllabiques. J'arrange ces sons dans un ordre rythmique, afin d'en faciliter la mémorisation. J'exulte: j'ai une écriture facile à enseigner.

Reste à mettre mon écriture à l'épreuve. Je m'exerce à noter les conversations des Indiens; c'est facile, mes caractères syllabiques expriment réellement les sons.

Je me mets alors à traduire les Evangiles; bientôt les Indiens pourront lire la Bible!

Mes recherches et mes essais d'alphabets m'ont occupé jusqu'à l'hiver. Les premiers traîneaux rayent les plaines blanches lorsqu'apparaît à Norway House un étrange visiteur. Entre les maisons du village passe un traîneau démantibulé, tiré par des chiens squelettiques. Un vieux couple l'occupe, vêtu de fourrures usées. Ils paraissent misérables et affamés. Ils s'arrêtent devant un wigwam de païens, réclament de l'eau-de-vie, s'enivrent à demi, et entreprennent alors un petit tour à travers les constructions des chrétiens. Ils examinent toutes choses: les maisons neuves en madriers de cèdres, les cheminées d'où s'échappe la fumée, les jolies fenêtres surtout et leurs extraordinaires vitres transparentes.

La curiosité de ces mendiants rôdeurs m'inquiète. Mais je remarque que chacun s'écarte de leur chemin et les salue avec déférence. Qui sont-ils?
– Missionnaire, c'est Oozhuskah, le sorcier, et sa femme. Dans la forêt, il a entendu parler du beau village bâti par les Indiens chrétiens. Il est venu voir si toutes les merveilles racontées sont vraies.

Dimanche, Oozhuskah assiste au culte; il écoute avec grande attention les paroles du Grand Esprit, qui donne à ses adorateurs de belles maisons de bois. Le lendemain, je rencontre le sorcier et veux entrer en conversation, mais il est ivre ainsi que sa femme. Puis l'étrange couple disparaît.

La Bible en écorce

Janvier l842.
– Quelle merveille que ton alphabet, James. Les élèves s'instruisent en jouant. Dès qu'ils connaissent quelques signes, ils inscrivent des mots. Je leur fais déjà copier quelques versets; ils les relisent sans peine et les apprennent. Ne serait-il pas possible de leur donner un livre de lecture?
– C'est mon grand désir, Marie; mais comment imprimer? Je n'ai point de papier, pas d'encre, point de presse et encore moins de caractères d'imprimerie!
– Ne réussirais-tu pas à faire au moins un tout petit recueil?
– Marie, je n'ai rien de ce qui est indispensable, mais je vais essayer.

Tailler des caractères est dans mes moyens. Je prépare une collection de petits cubes de chêne finement polis; avec mon couteau de poche, je grave en relief les trente-six lettres. C'est une simple question de minutie et de patience.

10 février.
– J'essaie de mouler mes caractères de chêne, mais je n'y parviens pas. Ni la boue, ni la craie, ni le ciment, ni le sable ne m'ont donné de bon résultat. Budd prétend savoir où trouver de la terre glaise. Nous faisons une exploration de trois jours, creusons la neige profonde, et rapportons pleins d'espoir cette précieuse glaise. Cette fois, les moules réussissent.

Les difficultés s'accumulent lorsqu'il s'agit de fondre des caractères dans ces moules. Le métal m'est fourni par la fine feuille de plomb qui double nos boîtes à thé.

12 mars.
– Voici quinze jours que j'essaie de fondre des caractères d'impression; toutes mes tentatives sont vaines. Je n'ai pas le bon métal et ne parviens qu'à détruire mes moules.

25 mars.
– Pour qu'il durcisse mieux, je fonds le plomb plusieurs fois. J'entoure les moules de glaise de barres de fer proprement limées, et je verse de nouveau le plomb. Cette fois j'ai quelques types utilisables. Il vaut la peine de persévérer!

23 avril.
– Après bien des déboires encore, j'obtiens une collection complète de types. Mes lettres de plomb subissent une petite toilette à la lime, et je puis enfin composer un texte!

Maintenant, construisons la presse! Une barre de fer me servira de levier. Je fabrique de l'encre avec de la suie mêlée à de l'huile d'esturgeon. Comme papier, je prends la fine écorce blanche du bouleau.

C'est le grand jour; tout est prêt. Je pèse sur le levier, et je présente à Marie émerveillée une écorce de bouleau portant ces mots très lisibles: «Dieu est amour». Nous pleurons de joie: nous pouvons imprimer la Parole de Dieu en indien.

12 mai.
– Oozhuskah a reparu au village. Sa femme Mékagase et lui sont affreusement maigres, l'hiver a été mauvais. Ils ont entrepris seuls leur campagne de chasse, et ont planté leur wigwam au plus épais de la forêt.

Mékagase est tombée malade gravement. Ni les conjurations de son mari ni ses remèdes de sorcier n'ont pu la guérir. La mort approchait, elle eut peur. Elle se ressouvint alors des paroles du Grand Esprit entendues ici. Elle se mit à le prier, lui demandant pardon de toutes ses méchancetés. Le Grand Esprit l'entendit; il l'apaisa, puis la guérit. Toute joyeuse, Mékagase parla à Oozhuskah de Dieu; le sorcier s'étonna de cette puissance de l'Esprit, qui donnait à sa femme un cœur nouveau comme il donnait aux chrétiens des maisons nouvelles.

Oozhuskah veut en savoir plus long sur le Grand Esprit, c'est ce qui le ramène ici. Il assiste au culte, entend parler de l'école. Je lui montre les premières écorces imprimées, et lui lis les paroles du Grand Esprit. Il est stupéfait. Le lendemain il se présente à l'école, il veut apprendre à lire.

Nombreux sont les adultes qui, frappés par les paroles des écorces, désirent s'instruire. C'est un temps d'enthousiasme. Les élèves de tous âges affluent, même des vieillards. Je redeviens instituteur; quelle joie de voir s'épanouir les visages lorsqu'ils parviennent à lire quelques mots! Et c'est si merveilleusement facile: il suffit d'apprendre l'alphabet. Il n'y a pas d'effort d'épellation, point de b-a ba, épeler c'est lire; point de difficultés d'orthographe, pas d'exercices de dictée. Quelques heures d'attention permettent à des Indiens ignorants de lire les premières écorces de bouleau. Leur surprise est immense.

A la fin de la semaine, Oozhuskah repart. Les paroles de l'Esprit l'ont touché, il est chrétien.

Les Indiens chrétiens s'impatientent maintenant de posséder des paroles imprimées. Les femmes réunissent des piles de belles pièces d'écorce de bouleau, blanches et propres. Lorsque les écorces ressortent de la presse couvertes des plus beaux passages de la Bible, la joie des Indiens est exubérante. Chacun veut avoir des écorces, chacun les collectionne; les feuilles d'écorce sont réunies par douzaine, cousues et attachées dans une peau de daim. Ainsi sont formés les premiers livres en langue crie.

Nous les nommons Bibles, bien que ces recueils ne contiennent que quelques fragments des Ecritures. Malgré leur brièveté, ils sont les porteurs de la Parole; aussi répondent-ils à l'appellation, sans diminutif, de Bibles d'écorce.

Oozhuskah.

– Ayumeavookemou, donne-nous des écorces qui parlent!

Cette demande m'est présentée vingt fois par jour par tous les bateliers passant à Norway House, Ils appellent le missionnaire Ayumeavookemou, c'est-à-dire «maître de prières»; ils croient à ses prières puisque le «maître de prières» répand les écorces qui parlent du Grand Esprit.

D'un bout à l'autre du pays se propage la nouvelle que des écorces parlent. Les Indiens viennent en foule à Norway House pour s'instruire. Il faut multiplier les classes, les maîtres heureusement ne manquent pas; dès qu'ils savent lire, les chrétiens sont très désireux d'enseigner les nouveaux venus.

Je poursuis la traduction de la Bible, ce qui ne va pas sans difficultés. Comment expliquer la parabole du Semeur aux Indiens qui n'ont jamais semé de légumes? Ils ignorent même le pain. La parole de l'Oraison dominicale: «Donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien» est interprétée par Meyenan anoock kake seekak kooche pe ma teseyak, ce qui signifie: «Donne-nous aujourd'hui quelque chose qui nous fasse vivre».

En novembre l842, Oozhuskah revient. Il est resté tout l'été chrétien fidèle et sobre; il demande une Bible d'écorce.
– Je veux redire les paroles du Grand Esprit dans les campements cet hiver.

Qozhuskah parcourt les plaines enneigées à la recherche des wigwams des chasseurs. Pendant les jours de tempête, il montre à ses compagnons les mystérieuses écorces qui parlent. Puis il trace les lettres sur le sol de la tente ou dans la neige durcie, et il enseigne la lecture. Le soir, au feu de campement, il lit les paroles de l'écorce et les explique. Avec une plume grossière, il copie sur des écorces les mots qui ont frappé ses auditeurs; au besoin il les trace sur une peau avec un morceau de charbon pris dans le feu.

Puis il reprend sa course, cherche d'autres païens, présente de wigwam en wigwam les écorces précieuses. Il soulève dans la Prairie un étonnement extraordinaire. Les uns s'enthousiasment, d'autres s'indignent; les sorciers et les conjureurs d'esprits se fâchent, menacent le peuple des plus terribles calamités. Des Indiens superstitieux sont effrayés au point de n'oser ni toucher ni même regarder les écorces mystérieuses.

Au printemps, Oozhuskah revient plein de joie:
– Ayumeavookemou, j'ai porté les écorces à ma tribu, j'ai répété aux miens les paroles du Grand Esprit. Il agite fièrement sa Bible d'écorce, usée par le voyage. Je la regarde avec stupéfaction:
– Mais, Oozhuskah, qu'est-ce que ce signe païen dessiné sur la peau qui recouvre ta Bible? Je m'indigne de cet emblème indien marquant les Ecritures; la superstition aurait-elle ressaisi l'ancien sorcier?
- Missionnaire, pardonne-moi! Je ne reprends rien de ce que j'ai donné à Dieu. Mais je reste fidèle aussi à ma tribu; ce signe est celui de mon clan. N'est-ce pas à ceux de ma tribu que je dois désirer le plus de faire connaître les Paroles de l'Esprit? C'est pourquoi j'ai inscrit notre signe sur les écorces.

Emu, je me penche pour examiner le signe païen; à ma surprise, je reconnais un poisson.
– Oui, Maître, je suis fils de l'Esturgeon.

Je m'émerveille de retrouver sur la Bible d'écorce le signe des premiers chrétiens, le Poisson.

 


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